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avec un accent ému, pénétré, qui déjà m’en confirmait le sens et qui m’apprenait beaucoup : « La plus belle partie de sa vie est la partie cachée et qu’on ne dira pas ! »

Ainsi donc ce jeune magistrat, si opposé par sa nuance religieuse à notre vieille race parlementaire et gallicane des L’Hôpital et des de Thou, si supérieur par la gravité des mœurs à cette autre postérité plus récente et bien docte encore de nos gentilshommes de robe, de Brosses ou Montesquieu, M. de Maistre était autant versé qu’aucun d’eux dans les hautes études ; il vaquait tout le jour aux fonctions de sa charge, à l’approfondissement du droit, et il lisait Pindare en grec, les soirs.

Une certaine gaieté, qu’on n’aurait jamais attendue, y ajoutait pourtant par accès sa pointe et le rapprochait des nôtres, de nos excellens personnages d’autrefois. Vers 1820, un très jeune homme qui était reçu chez M. de Maistre, et qui s’effrayait de lui voir entre les mains quelque tome tout grec de Pindare ou de Platon, fut un jour fort étonné de lui entendre chanter de sa voix la plus joviale et la plus fausse quelques couplets du vieux temps, la tentation de saint Antoine, par exemple. Et je me rappelle ma propre surprise à moi-même lorsqu’interrogeant un poète illustre sur M. de Maistre qu’il avait fort connu, il m’en parla d’abord comme d’un conteur presque facétieux et de belle humeur.

Comme écrivain de marque, M. de Maistre ne se produisit qu’après l’âge de quarante ans. Quoiqu’il eût donné quelques opuscules auparavant, ses Considérations sur la révolution française, en 96, furent son premier coup d’éclat et de maître. Son talent d’écrivain sortit tout brillant et coloré du milieu de ses fortes études, comme un fleuve déjà grand s’élance du sein d’un lac austère. On aime pourtant à suivre les sources et les lenteurs mystérieuses des eaux aux flancs du rocher. Ces quarante premières années de préparation, d’accumulation et de profondeur, ne nous ont pas encore tout dit.

Quoiqu’on ait peu de renseignemens sur la nature des travaux qui remplirent avec le plus de suite ses loisirs de magistrat, on peut conjecturer sans trop d’erreur que les questions de philosophie religieuse l’occupaient dès-lors beaucoup. Ayant perdu, par l’effet des évènemens de 92, un amas énorme de recueils manuscrits, M. de Maistre les regrettait extrêmement plus tard lorsqu’il écrivit ses Soirées, et disait que les pages qu’il en aurait tirées auraient porté au double les développemens donnés à certaines questions dans ce dernier ouvrage.