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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/36

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REVUE DES DEUX MONDES.

VIII.

Avant d’introduire le lecteur dans le salon de la marquise de Pontailly, chez qui doivent se passer plusieurs scènes de ce récit, qu’on nous permette une métaphore très rebattue. Depuis la création du monde, on compare la vie à un fleuve, que les chansons bachiques recommandent de descendre en chantant. Le conseil est bon, sans doute, mais il est un instant où il devient difficile de le suivre ; c’est lorsque vers l’horizon de la ligne déjà parcourue commencent à disparaître les rives fleuries de la jeunesse. En ce moment critique, un secret ennui serre le cœur, quel qu’ait été jusqu’alors l’agrément du voyage. Les femmes surtout, et parmi toutes les autres celles qui ont été belles, se tournent alors en arrière pour suivre d’un triste regard leurs jours de triomphe près de s’évanouir, et cherchent, lutte insensée ! à résister au courant qui les entraîne. Quelques-unes cependant sortent victorieuses de cette épreuve. Douées d’une sorte de philosophie pratique, elles acceptent d’un esprit soumis les dures et immuables conditions de la vie ; le souvenir des fleurs du printemps ne leur rend pas amers les fruits de l’automne ; en un mot, elles savent vieillir, science rare et désirable.

Mme de Pontailly appartenait à la classe de ces femmes raisonnables ; mais sa résignation venait d’un caractère égoïste plutôt que d’un cœur religieux. Fort attachée à la vie, elle n’en dédaignait rien, et si le banquet de l’âge mûr lui semblait moins savoureux que celui de la jeunesse, elle n’avait pas perdu l’appétit pour cela. Elle pensait qu’on ne doit pas jeter l’orange avant d’en avoir exprimé tout le suc, décidée qu’elle était à manger même l’écorce. Au lieu de se rattacher par des regrets stériles à un passé qui ne renaît jamais, elle s’efforçait de tirer parti du présent, modifiant ses habitudes selon le progrès de ses années, réglant ses goûts sur la marche du temps, et ne demandant à chaque saison que les produits qu’elle comporte.

Dès son entrée dans le monde, la marquise s’était représenté la vie comme une route où il convient de se préparer des relais appropriés aux accidens successifs du terrain. Coquette dans sa jeunesse, plusieurs disaient galante, elle avait parcouru cette première période, doucement emportée par les chevaux fringans de l’amour. Vers quarante ans, lorsque cet attelage, passablement essoufflé, lui parut