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JOSEPH DE MAISTRE.

Il eût été attentif, m’assure-t-on, à plusieurs des jeunes tentatives ; il l’était toutes les fois qu’il ne voyait pas hostilité décidée. Il jugeait par lui-même et discernait, sans paresse, sans préjugés ; l’originalité se retrouvait en chacun de ses jugemens. — Au reste, il n’a guère eu rien à voir à aucune de ces tentatives que nous appelons nôtres, il était disparu auparavant. Contemporain du XVIIIe siècle, il l’a toujours en présence. Quand il dit notre siècle, c’est de celui-là qu’il s’agit pour lui.

Revenons un peu à ses ouvrages. La révolution française fut son grand moment, son point de maturité et d’initiation clairvoyante. Tout ce qui était là, même à travers la poussière, même dans le sang, il le vit bien ; mais ce qui se prépara ensuite, il n’était plus à côté pour l’observer. De là ses opinions de plus en plus particulières. Son esprit confiné en Russie, dans ce belvédère trop lointain, continua de conclure, de pousser sa pointe et de faire son chemin tout seul. Quand il se trouva à Paris un moment, en 1817, sa montre ne marquait plus du tout la même heure que la France : était-ce à l’horloge des Tuileries qu’était toute l’erreur ?

Il est donné au génie de beaucoup prévoir et deviner ; rien toutefois n’est tel que de voir et d’observer en même temps. Si M. de Maistre a compris d’emblée, à ce degré de justesse, la révolution française, c’est, nous l’avons assez montré, qu’il l’avait vue de près et sentie au fond par sa propre expérience douloureuse. Ce fut là sa grande inspiration originale et vraie. À mesure qu’il s’en éloigne, il va s’enfonçant dans la prédiction ; il croit sentir en lui je ne sais quelle force indéfinissable, ce que nous appellerions l’entrain d’une grande nature en verve. L’impulsion est donnée ; comme Jeanne d’Arc continua de combattre, il continue de prédire après que le dieu, c’est-à-dire le rayon juste du moment, s’est retiré de lui. Le voilà (ô infirmité humaine !) qui se monte d’autant plus fort et qui tombe dans l’excentrique, dans le particulier, dans le paradoxe spirituel, étincelant, mystique et hautain, encore semé d’aperçus, de lueurs

    homme ne saurait être éloignée, et peut-être même existe-t-il déjà. Celui-là sera fameux, et mettra fin au XVIIIe siècle, qui dure toujours, car les siècles intellectuels ne se règlent pas sur le calendrier, comme les siècles proprement dits… Tout annonce je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grands pas. » (Soirées de Saint-Pétersbourg, tome II, pages 279, 288, 294, édit. de 1831, Lyon.) Cette phrase fameuse, un peu composite, je le répète, a été citée et commentée dans les Lettres d’Eugène Rodrigue, mort très jeune, et l’un des plus vigoureux penseurs de l’école saint-simonienne.