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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/40

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REVUE DES DEUX MONDES.

mais en vers elles veulent être adorées à genoux. Rappelez-vous cela.

M. de Pontailly traversa le salon, salua d’un air assez narquois les personnages qui s’y trouvaient, et s’avança vers sa femme.

— Madame, lui dit-il en lui montrant Moréal, permettez-moi de vous présenter le fils d’un ami que je regretterai toujours, le vicomte de Moréal, qui joint à des qualités dont la liste serait trop longue le talent de faire des vers charmans.

La marquise, nous l’avons dit, exerçait un certain empire sur l’esprit de M. Chevassu, et, selon l’usage, regardait cet empire comme un droit incommutable. Deux mois auparavant, lorsque son frère lui avait écrit qu’il venait de rejeter la demande en mariage de M. de Moréal, elle s’était trouvée fort choquée, et avait vu dans cette décision prise sans la consulter une atteinte à sa légitime influence. Depuis, il est vrai, elle s’était engouée d’André Dornier pour l’amour de l’économie politique, mais, tout en le regardant comme le futur mari de sa nièce, elle gardait rancune à M. Chevassu. La visite de Moréal, qui, sans cette circonstance, l’eût embarrassée, la surprit, mais ne lui déplut pas. Elle vit dans cet incident imprévu un moyen de contrarier son frère, et elle n’était pas femme à se refuser ce petit plaisir. Un coup d’œil sur le vicomte, dont la physionomie était animée, la tournure élégante et la tenue irréprochable, la confirma d’ailleurs dans sa disposition bienveillante, et ce fut d’un air gracieux qu’elle lui répondit :

— Les amis de M. de Pontailly sont les miens, monsieur, et vous n’aviez pas besoin d’une autre recommandation ; cependant le talent ne saurait vous nuire près de moi, car je me fais un devoir de l’admirer. Puisque vous êtes poète, vous allez nous tirer d’embarras. Nous parlions des deux maîtres de la poésie contemporaine, M. de Lamartine et M. Victor Hugo. Nous hésitions à prononcer entre ces deux grands écrivains ; mais vous, qui cultivez leur art, vous avez certainement une opinion arrêtée, et votre avis doit faire autorité. Auquel des deux, monsieur, accordez-vous la préférence ?

Cette question, qui eût pu servir de programme à un concours académique de province, étourdit un peu le vicomte, quoiqu’il possédât à fond la matière litigieuse. Il s’attendait à débiter de mémoire des vers, mais non à être obligé d’improviser en prose, et surtout il redoutait de commettre une maladresse en manifestant une opinion contraire à celle de la marquise. À ce dernier égard, son protecteur