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JOSEPH DE MAISTRE.

riture qui augmentait de jour en jour, sans pourtant qu’elle lui fit mal. Il s’affaiblissait si visiblement, que sa famille s’alarmait, et les médecins aussi, parce qu’ils ne pouvaient en deviner la cause. Je passais chez lui presque toutes les soirées, et je lui ai entendu faire plusieurs fois allusion à sa mort prochaine, et toujours de la même manière, c’est-à-dire avec une paix admirable et le soin de ménager sa famille, pour laquelle il n’avait jamais été si tendre et si affectueux. Il s’est fait administrer deux fois, pendant le mois qui a précédé sa mort, » (dont une fois le 29 janvier, jour de la fête de saint François de Sales). Et ailleurs, dans une lettre de source encore plus intime, on lit ces détails qui conduisent de plus en plus près et jusqu’à la fin : « Nous osions cependant nous livrer quelquefois à l’espérance, parce que ses facultés morales n’avaient jamais été si vives ni si prodigieuses ; pendant cinquante jours qu’a duré sa maladie, il n’a cessé de s’occuper des affaires de sa charge, de ses affaires domestiques, de la littérature et de la politique ; il nous a dicté plus de cinquante lettres et trouvait un grand plaisir dans les lectures continuelles que nous lui faisions. Étonné lui-même de ce que son esprit ne se ressentait point de la faiblesse de son corps, il nous disait en riant : Vous serez fort surpris de ne trouver plus un jour dans ce lit qu’un pur esprit. Les bonnes œuvres n’ont jamais cessé de l’occuper, et il versa beaucoup de larmes, quelques jours avant sa mort, en apprenant qu’une pauvre femme qu’il avait recommandée au ministre des finances venait de recevoir une somme considérable : une joie pure colora pour la dernière fois son noble visage, et, regardant le ciel, il remercia Dieu avec attendrissement… » Il expira le 26 février 1821, à l’âge de près de soixante-huit ans.

Les années qui ont suivi, en confirmant quelques-unes de ses vues et en en contredisant certaines autres, n’ont fait qu’élever de plus en plus haut son nom et l’autorité de son esprit parmi les hommes. Il est même arrivé que, lui aussi, lui si isolé de son vivant et si dédaigneux de la vogue, il a eu en France une espèce d’école, et qu’on s’est mis à le célébrer, à le contrefaire par lieu-commun. L’histoire de son influence posthume serait assez longue, assez compliquée, et, ce me semble, fastidieuse à faire aujourd’hui. C’est de lui surtout qu’il serait exact de dire ce qu’il a dit lui-même de tout écrivain, d’après Platon, que la parole écrite ne représente pas toute la parole vive et vraie de l’homme, car son père n’est plus là pour la défendre.