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tanée de l’individu. Ce qu’ils voulaient, c’était une société une, avec un seul centre et un seul chef, une société universelle par son étendue, universelle par son objet, où l’individualité humaine disparût dans le courant de l’action sociale, qui n’eût qu’une seule ame, un seul mobile, où l’homme ne connût aussi qu’un seul lien, mais un lien tel qu’il l’étreignît pour ainsi dire tout entier. Voilà ce que demandaient ces prétendus apôtres de la sociabilité humaine. Est-ce là ce que l’avenir nous promet ? est-ce ainsi que le progrès doit s’accomplir ? Loin de là : l’étude du véritable caractère de l’homme et la connaissance des faits historiques nous montrent au contraire que, dans le cours naturel des choses, le lien social va chaque jour se fractionnant et se multipliant, que l’humanité, dans ses développemens normaux, dans ses aspirations réelles vers le progrès, au lieu de ramener l’association à cette unité étroite et misérable, tend sans cesse à la diviser, à diversifier ses formes, à l’éparpiller en quelque sorte sur des objets chaque jour plus nombreux et plus variés.

L’homme est un être sociable, dit-on, et sur ce fondement on veut qu’il s’absorbe tout entier dans une société unique, comme si ce penchant social qu’on lui attribue ne pouvait s’exercer que là. Oui, l’homme est un être sociable ; il l’est plus que nul être sensible : c’est là son attribut le plus distinctif et son plus noble apanage. Mais avec le sentiment de la sociabilité il nourrit en lui un besoin impérieux de liberté et d’une certaine spontanéité dans ses rapports. C’est d’ailleurs un être mobile et divers autant que sociable, et il se porte d’instinct vers un état de société mobile et divers comme sa nature elle-même. Au lieu donc de se lier une fois pour toutes, dans une société unique, par une chaîne lourde qui entraverait la liberté de ses allures, il doit se lier plutôt par des milliers de fils légers qui, en l’attachant de toutes parts à ses semblables, respectent pourtant le jeu de sa nature mobile. Voilà ce que la raison commande ; là est le progrès.

C’est du moins ainsi que le progrès se manifeste dans le passé, et tout prouve que c’est encore ainsi qu’il s’accomplira dans l’avenir. Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de consulter l’histoire et de rapprocher les temps.

Quand on compare seulement aux temps modernes ceux de l’antiquité grecque et romaine, quelle différence ! Qui n’a remarqué souvent à combien d’égards le lien de la société politique est moins étroit de nos jours qu’il ne l’était chez les Grecs et les Romains ? Alors la cité ne se contentait pas de protéger ses membres, elle les enchaînait et les asservissait ; elle les appelait à elle sans cesse et à toute heure, elle dominait toute leur existence, elle occupait tous leurs instans. Et quels sacrifices ne se croyait-elle pas en droit de leur imposer ! Leurs biens, leurs vies, leurs travaux même, étaient à elle ; elle se les appropriait sans scrupule, aussitôt que la raison d’état avait parlé. Le citoyen étouffait l’homme, et le citoyen, ce n’était qu’une fraction vivante, une molécule de la cité. Peu ou point de priviléges individuels ; on ne connaissait pas alors ces droits de l’homme si solennellement proclamés dans