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DES SOCIÉTÉS COMMERCIALES.

notre âge, et justement consacrés par la législation de tous les peuples libres ; tous les droits individuels venaient s’éteindre dans le sentiment commun de la patrie. De liberté, il n’en existait point. Ce que les anciens nommaient liberté, c’était la participation à l’exercice de la souveraine puissance, et non point, comme l’entendent les peuples modernes, la jouissance paisible de tout ce qui est à soi, le développement sans entraves de toutes ses facultés, le plein et entier exercice de tous ses droits. En un mot, la cité était tout ; l’homme, l’individu, n’était rien. Au contraire, ce qui fait le caractère propre de la civilisation moderne, c’est la décroissance des priviléges de la cité et la réhabilitation de l’homme ; c’est le respect toujours plus grand de la personnalité humaine et des droits de l’individu. La liberté de la personne, celle des opinions, des croyances, de la propriété, de l’industrie, tant d’autres libertés encore, dont la communauté se jouait autrefois sans retenue et sans vergogne, sont devenues choses saintes et inviolables, même à l’encontre de la raison d’état. Et qu’on ne dise pas que ces différences tiennent à l’affaiblissement de quelques constitutions modernes : les peuples les mieux organisés, les plus solidement assis, les plus avancés dans toutes les voies de la civilisation, sont précisément ceux qui se distinguent par un abandon plus large des priviléges de la cité et un respect plus religieux des droits de l’homme.

Faut-il conclure de là que les modernes soient moins avant dans la vie sociale que ne l’étaient les Grecs et les Romains ? Ce serait nier dans l’homme ce même sentiment de sociabilité que l’on invoque. Non ; si la société politique a perdu quelque chose de ses priviléges exclusifs, c’est au profit d’une sociabilité plus haute. L’homme ne s’est pas servi de la liberté qu’il recouvrait pour retourner à l’indépendance primitive et à la vie sauvage ; il s’en est servi pour se créer dans d’autres directions, à la grande satisfaction de son être, des relations plus nombreuses, plus variées et plus fécondes. Combien l’industrie seule n’en a-t-elle pas formé ! combien nos sciences, nos arts et jusqu’à nos plaisirs ! Tout est devenu pour les modernes l’occasion de nouveaux rapports sociaux, inconnus des anciens, à tel point qu’il n’est plus aujourd’hui un seul acte important, une seule circonstance de la vie qui ne mette l’homme en contact avec l’homme. En même temps que les relations sociales se multipliaient, elles s’étendaient au loin ; car comment comparer cette sociabilité des anciens, circonscrite pour ainsi dire dans les murs de la cité, à celle des modernes, qui se communique de peuple à peuple avec une activité croissante, et va se répandant jusqu’aux bouts de l’univers ? Ainsi, à mesure que s’affaiblissait l’un des liens qui attachent l’homme à ses semblables, il s’en créait mille autres : liens formés pour la plupart spontanément et qu’il peut rompre tour à tour ; liens mobiles, changeans, et qui n’en répondent que mieux à sa nature changeante et mobile ; liens dont aucun en particulier ne le fixe, et en cela conciliables avec la liberté, mais qui n’en forment pas moins par leur nombre une attache indestructible.

C’est ainsi qu’en étudiant attentivement, à l’aide des faits historiques, la marche de la civilisation à travers les siècles, on remarque dans les combi-