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LE DRAME SATYRIQUE DES GRECS.

ULYSSE.

Personne. Mais de quelle grace aurai-je à te remercier ?

LE CYCLOPE.

De tous tes compagnons tu seras le dernier que je mangerai.

ULYSSE.

Voilà ce qui s’appelle bien traiter un hôte, ô cyclope !

La scène s’égaie de plus en plus. Silène, qui fait office d’échanson, trouve moyen, par mainte espièglerie, comme Sganarelle au souper de don Juan, tantôt en dérobant la coupe, tantôt en s’occupant gravement de la remplir selon les règles, une autre fois en enseignant comment on boit savamment, élégamment, de détourner à son profit une bonne part de la liqueur contenue dans l’outre. Le cyclope, pour sauver le reste, réclame les services d’Ulysse, qui achève de l’enivrer. La coupe qu’on lui présente, et où se plonge en quelque sorte le géant avide, lui semble un océan duquel il s’échappe à la nage. Il voit les cieux ouverts, et, au milieu de la cour de Jupiter, les Graces qui lui font des agaceries. Mais il n’a garde d’y répondre, ses tendresses grotesques sont pour Silène, son favori, qu’il embrasse à l’étouffer. Je n’oserais dire à quels excès s’emporte ici le drame satyrique, combien il dépasse les limites de la plaisanterie décente, recommandée depuis par Horace à cette tragédie égayée :

Effutire leves indigna tragœdia versus
Intererit satyris paulum pudibunda protervis
.

Ulysse rentré, comme Polyphème, dans la caverne, après de vifs et pressans appels à l’assistance des dieux, en ressort bientôt pour annoncer aux satyres que le cyclope est endormi, le flambeau allumé, la vengeance prête, qu’il n’attend plus que leur aide, souvent et solennellement promise. Ici se place une péripétie bouffonne. Les satyres, jusqu’alors si courageux en paroles, reprennent subitement leur caractère ; ils ne se disputent plus à qui marchera le premier, mais à qui ne marchera point du tout ; ils sont bien loin ; ils sentent leurs jambes qui leur manquent, leurs yeux qui se remplissent comme de sable et de cendre ; ils sont émus d’une tendre compassion pour leurs épaules et leurs mâchoires menacées ; ils disent enfin savoir un certain chant d’Orphée si puissant, qu’à l’entendre seulement le tison se dirigera de lui-même vers l’œil du cyclope. Ulysse, qui les traite sans cérémonie de poltrons, est bien forcé d’accepter l’unique secours qu’il en puisse tirer, celui de leurs chants, pendant lesquels, seul avec ses compagnons, il accomplit l’œuvre.