Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/540

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
534
REVUE DES DEUX MONDES.

passer de douces heures dans le recueillement et la piété. L’école moderne, avec cette hardiesse et cette crudité de langage qu’elle a inaugurées au théâtre, et qui sont devenues son cachet particulier, ne me semble pas à sa place sous les vertes allées où se promenaient Mme de Maintenon et Racine, au milieu d’un groupe de ces chastes jeunes filles pour qui on avait fait Athalie. Qu’on me pardonne la comparaison, à l’idée de notre jeune école dramatique faisant invasion dans les parloirs, les cellules et les jardins de Saint-Cyr, je me figurais une représentation d’Esther, celle par exemple où assistait Mme de Sévigné, derrière les duchesses, et où le roi daigna s’approcher d’elle et lui parla, troublée par l’arrivée tout-à-fait inattendue d’un mousquetaire après dîner qui avait la parole haute. J’en ai été quitte pour la peur. M. Dumas a compris que, pour être convenable en ce lieu, il serait forcé de n’être pas lui-même, et serait gauche et gêné. Aussi n’est-il entré à Saint-Cyr que par une porte dérobée, et ne s’y est-il arrêté que juste le temps qu’il lui a fallu pour enlever ses deux héroïnes, Mlle Charlotte de Mérian et Mlle Louise Mauclair. Il n’y a donc que le premier acte qui se passe au couvent.

Le vicomte de Saint-Hérem, ami du duc d’Anjou, pénètre à Saint-Cyr avec une clé du prince, qui, déjà Philippe V, veut, avant de partir pour son royaume, régler ses affaires amoureuses, et lui a donné la mission délicate de réclamer ses lettres à Mme de Montbazon. C’est dans un pavillon du couvent que le duc et son confident le vicomte se donnent rendez-vous. Mais être jeune, riche, galant, et avoir dans sa poche une clé de Saint-Cyr ! On devine ce qui arrive. Saint-Hérem, pendant qu’il est chargé de mettre fin à une intrigue pour le compte du prince, en commence une autre pour son propre compte. C’est de Mlle Charlotte de Mérian, la plus jolie des pensionnaires, celle qui joue Esther, qu’il est amoureux. Il le lui a dit d’une voix émue, il le lui a écrit d’un style brûlant, et sa passion n’est que trop partagée ; mais la pudeur a retenu l’aveu sur les lèvres de la jeune fille, la pudeur, et peut-être aussi le sentiment de son infériorité sur un point : Saint-Hérem est riche, et elle est pauvre. Quoique noble, elle n’a pour toute fortune que la protection de Mme de Maintenon, et, ce qui paraît bien peu de chose alors, l’amitié de Mlle Louise Mauclair, qui n’a pas été admise à Saint-Cyr à cause de ses quatre quartiers, mais parce qu’elle est la fille d’une sous-maîtresse. Louise est remuante, adroite, ambitieuse ; elle a ce qui manque à Charlotte pour réussir ; peut-être ne possède-t-elle pas, comme son amie, ce qui rend digne du succès. C’est à la nuit tombante que la scène s’ouvre. Saint-Hérem a demandé un rendez-vous à Charlotte dans une lettre qu’elle ne veut pas ouvrir, et que l’espiègle Louise décachète en riant, et dont elle lui fait lecture à haute voix. Dès les premiers mots, ces deux caractères sont parfaitement posés, et lorsque les deux amies se retirent, on les connaît presque comme si on eût vécu avec elles dans l’intimité. Le vicomte de Saint-Hérem arrive ; il est véritablement épris, on le voit tout d’abord. Le duc d’Anjou ne se fait pas attendre. Il demande ses lettres, qu’on ne lui remettra que le len-