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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/549

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POÉSIE DU MOYEN-ÂGE.

deux poèmes, et le premier est souvent la contre-partie ou la parodie du second. Il y a entre l’un et l’autre quarante ans de distance, et tout l’intervalle qui sépare un interprète ingénu des maximes délicates de l’amour chevaleresque encore dans sa fleur au commencement du XIIIe siècle, et un poète de la fin de ce siècle qui met à la place des graces un peu mignardes de son devancier un incroyable mélange de brutalité, de pédanterie et de verve. C’est dans cette seconde partie que le lecteur trouvera ce que je lui ai promis plus haut ; mais, pour y arriver, il faut qu’il ait une idée de l’ensemble, et pour cela il doit consentir à traverser avec moi ce labyrinthe allégorique ; je tâcherai de ne l’arrêter que sur des passages qui lui plairont par la grace de l’expression, ou qui l’intéresseront par la hardiesse de la pensée ou l’audace de la satire.

Guillaume de Lorris, auteur de la première partie du Roman de la Rose, commence son récit en nous disant qu’au vingtième an de son âge il eut un songe. « Il y a bien cinq ans, dit-il, c’était en mai,

Quand toute chose s’égaie[1],
Quand l’on ne voit buisson ni haie
Qui en mai parer ne se veuille
Et couvrir de nouvelle feuille.

Il me semblait en mon songe être au matin. Je me levai et m’en allai par les vergers en fleurs, écoutant le chant des oiselets. Bientôt je rencontrai une eau qui bruissait claire et fraîche à travers une prairie. Côtoyant sa rive, je vis un grand verger enceint d’un mur à créneaux sur lequel était pourtraites Haine, Félonie, Vilenie, Convoitise, Avarice, Envie, Vieillesse. »

Ici j’interromps le récit de l’auteur pour faire une observation que je crois essentielle. Si le poème était composé au point de vue de la morale chrétienne, l’avarice et l’envie se trouveraient en la compagnie des autres péchés mortels. Au lieu des péchés mortels, l’auteur voit ici représentés les vices opposés aux qualités qui formaient le chevalier accompli : haine, contraire d’amour, félonie de loyauté, vilenie de noblesse, convoitise de tempérance, avarice de largesse, envie de générosité, et enfin vieillesse, qui n’est point un vice, est

  1. Quand il a été nécessaire, pour être compris, de traduire le vieux français du Roman de la Rose en français moderne, je l’ai traduit, mais j’ai cherché à garder le plus possible de la vieille langue, en ne remplaçant que ce qui était tout-à-fait inintelligible, et j’ai essayé de reproduire l’effet du vers primitif en conservant, au prix de quelques légers changemens, le nombre des syllabes qui le composent.