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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/553

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POÉSIE DU MOYEN-ÂGE.

foi et hommage dans les formes de la féodalité. Amour requiert hostages ; mais l’Amant lui repart : Qu’en avez-vous besoin ? mon cœur est à vous, nul ne peut vous en dessaisir.

Et sur tout ce, si rien doutez,
Faites-y clef et l’emportez.

L’Amour trouve bon l’expédient, car, dit-il,

Il est assez maître du corps,
Qui a le cœur en sa commande (à ses ordres) ;
Outrageux est qui plus demande.

L’auteur nous apprend alors comment Amour ferma d’une petite clé

Le cœur de l’Amant, par tel guise (en telle façon)
Qu’il n’entama point la chemise.

Il nous fait part ensuite des commandemens qu’Amour lui signifia, car l’Amour avait les siens comme l’église. Ici est un petit traité complet de morale amoureuse. Amour interdit la médisance et prescrit la politesse. « Sers et honore toutes les femmes, dit-il ; garde-toi d’orgueil, et ne néglige pas ton accoutrement. » Le dieu entre à ce sujet dans quelques détails qui peuvent nous éclairer sur la toilette des élégans du XIIIe siècle et sur les travers des beaux d’alors. « Que tes souliers ne soient pas tellement étroits qu’on demande par gausserie comment ton pied y est entré et comment il en sortira. » L’Amour recommande à son serviteur d’être joyeux. Le mot joie, dans le langage établi par les troubadours, exprimait l’exaltation et les vertus chevaleresques[1]. Amour ajoute : « Sois leste à pied et à cheval, brise des lances, chante et danse dans l’occasion ; garde-toi d’avarice, ne divise pas ton cœur, mais place-le tout entier au même lieu, et, quand tu l’auras donné, ne le retire plus ; alors tu connaîtras les peines d’amour ; loin de ta dame, tu enverras ton cœur vers elle ; puis tu la chercheras, et souvent en vain ; si tu es assez heureux pour approcher d’elle, tu n’oseras lui adresser la parole, et, quand elle ne sera plus là, tu te repentiras de ton silence. Alors tu reviendras vers sa demeure, tu tourneras mille fois à l’entour en ayant bien soin qu’on ne te devine. Si tu aperçois ta dame, tu changeras de couleur, tout ton sang frémira, tu demeureras sans voix et sans pensées, et si tu parviens à ouvrir

  1. C’est de là qu’est venu probablement par opposition le sens du mot tristo en Italien, qui veut dire un lâche, un pervers.