Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/560

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
554
REVUE DES DEUX MONDES.

..........
Largesse laisserez à destre (droite),
Et tournerez à main senestre (gauche).

N’est-ce pas comme les recommandations faites à ceux qui voyagent dans le pays du Tendre ? « Prenez bien garde et consultez soigneusement la carte, car, si vous vous trompiez de chemin, et si, au lieu de passer par le village de Petits-Soins, qui est à droite, vous passiez par celui de Négligence, qui est à gauche, vous pourriez vous trouver tout à coup au bord du lac d’Indifférence. »

Si nous ne savons rien de Guillaume de Lorris, dont l’œuvre vient de passer devant nos yeux, nous n’en savons pas beaucoup plus sur Jean Clopinel, son continuateur, né à Meun-sur-Loire. Une anecdote grossière d’après laquelle, menacé de la vengeance des femmes qu’il avait outragées dans ses écrits, il ne leur aurait échappé qu’en disant à la moins chaste de frapper la première, n’a aucune authenticité, et a été prêtée à différens personnages[1] qui n’y ont peut-être pas plus de droit les uns que les autres. Il semble que ce ne soit rien autre chose qu’une parodie de la scène sublime de l’Évangile dans laquelle Jésus-Christ sauve la pécheresse en disant à ceux qui la voulaient lapider : « Que celui de vous qui est sans péché jette la première pierre. » Attribuée à Jean de Meun, cette réponse prouve seulement l’opinion qu’on avait de sa présence d’esprit et de son mépris pour les femmes.

On raconte aussi qu’en mourant Jean de Meun laissa aux jacobins de Paris, sous la condition d’être enterré par eux, un coffre qui était censé contenir tout son avoir, et que, l’enterrement fait, le coffre, ayant été ouvert, se trouva ne renfermer que des ardoises couvertes de figures de géométrie, dernière espièglerie faite par notre poète aux moines, qu’il avait tant attaqués dans ses vers. Tel était l’homme, telle était du moins l’opinion qu’on avait de lui. Fausses ou vraies, ces deux anecdotes montrent ce dont on le croyait capable. Jean de Meun était donc un gausseur sans respect pour les femmes et pour les religieux. Il y paraîtra dans son livre.

De plus, Jean de Meun était un homme docte. Guillaume de Lorris, par le tour de ses idées, se rattache aux trouvères des XIIe et XIIIe siècles, dont il a recueilli les traditions de galanterie ingénieuse et délicate. Jean de Meun appartient déjà à la classe des versifica-

  1. On prête cette réponse à un troubadour nommé Guillaume de Bargenon, dans le Cento Novelle antiche, livre antérieur à celui de Jean de Meun.