Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/573

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
567
POÉSIE DU MOYEN-ÂGE.

les hommes riches quand ils ne sont point avares[1], pour le dissuader de n’avoir qu’un seul ami, elle lui raconte l’histoire de Didon et de Phillis, qui moururent pour avoir été abandonnées l’une par Énée, et l’autre par Démophon ; elle lui cite encore comment Œnone fut délaissée de Pâris, et Médée trahie par Jason. Puis elle adresse à Bel-Accueil un long discours, qui est un traité complet de coquetterie imité d’Ovide, mais accommodé aux mœurs du XIVe siècle et entremêlé d’une morale fort équivoque, dont la conclusion est nettement exprimée dans ces quatre vers :

Si elle veut mon conseil avoir,
Ne tende à rien hors qu’à l’avoir (la richesse) :
Folle est qui son ami ne plume
Jusques à la dernière plume.

Nous voilà bien loin de la théorie délicate de l’amour chevaleresque enseignée par Guillaume de Lorris. Au reste, Jean de Meun, par l’organe de la vieille, a déclaré qu’il rejetait plusieurs articles du décalogue amoureux prêché par son devancier. Nous avons passé de la profession de foi orthodoxe en matière de galanterie à l’hérésie et au blasphème. Mais il y a manière de plumer, ajoute sagement la vieille ; ses instructions entrent à cet égard dans des détails qui montrent que Jean de Meun avait une grande connaissance des ruses féminines, et qui pourraient mériter à son livre l’éloge que Boileau a fait des contes de Boccace :

Des malices du sexe immortelles archives.

La vieille raconte à Bel-Accueil l’histoire des filets de Vulcain, et dans cette histoire intercale une théorie de la communauté des femmes dont une secte récente pourrait adopter l’exposition très franche. Elle s’élève contre la loi

Qui les ôte de leur franchise
Où nature les avait mises,
Car nature n’est pas si sotte
Que de faire naître Marotte
Tant seulement pour Robichon,
...........

  1. Il ne faut pas oublier que, malgré son nom masculin, Bel-Accueil, dans le Roman de la Rose, est la personnification d’une qualité essentiellement féminine, la disposition à plaire et à se laisser aimer.