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POÉSIE DU MOYEN-ÂGE.

s’efforcent de se dérober à ses coups. Les uns montent leurs grands destriers, un autre met sa vie sur un bois flottant,

Et mène au regard des étoiles
Sa nef, ses avirons, ses voiles.

Mais la Mort les atteint et les immole tous. Cette Mort ressemble à la terrible vieille qui, ses grandes ailes déployées et sa terrible faux à la main, fond comme un oiseau de proie sur les chevaliers montés aussi sur leurs grands destriers, dans la sublime fresque de l’Orcagna qu’on admire à Pise au Campo Santo. Cependant la Mort, qui anéantit les individus, ne peut détruire les espèces. Le phénix qui meurt sur son bûcher est l’image de la destruction et de la reproduction perpétuelle, de la palingénésie incessante des êtres. L’Art à genoux devant Nature la prie de lui enseigner à faire œuvre semblable à la sienne. Jean de Meun appelle comme Dante l’Art le singe de la Nature ; mais, dit-il avec une véritable profondeur, il ne peut produire de créations vivantes qu’en faisant si bien qu’elles semblent naturelles[1].

L’alchimie non plus ne peut rien créer ; elle ne peut que transformer les espèces ou les ramener à leur nature première. L’idée de la transmutation des corps, fondée sur l’unité de leur substance, est fort clairement énoncée par Jean de Meun, qui affirme que l’alchimie est un art véritable. Il cite à l’appui de sa théorie erronée un fait très réel, et dont on niait l’existence il y a moins d’un siècle, les pierres qui tombent de l’atmosphère :

Car l’on peut bien souvent voir
Des vapeurs les pierres choir.

Revenant à la question de la nature et de l’art, il s’élève avec une vigueur de pensée vraiment singulière à la théorie du beau absolu, réalisé dans la nature, mais inaccessible aux efforts de l’art humain. Quand Zeuxis, dit-il, et tous les maîtres qui ont jamais existé comprendraient toute la beauté de la nature et s’efforceraient de la rendre,

Plutôt pourraient leurs mains user
Que si grande beauté pourtraire :
Nul, hormis Dieu, ne le peut faire ;
Car Dieu, le beau outre mesure (l’infiniment beau),
Lorsque Beauté mit en nature,

  1. Ce passage est curieux pour l’état des arts à la fin du XIIIe siècle. Jean de Meun connaît des représentations de chevaliers armés en guerre, de dames bien parées, d’animaux, de fleurs, en métal, en cire, des tableaux sur bois et sur muraille.