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davantage dans les pays plus portés à l’incrédulité frondeuse, plus en France qu’en Allemagne, plus en Italie qu’en Espagne. Quand par exemple, au commencement du XIVe siècle, l’archiprêtre de Hita, dans son récit allégorique et burlesque du combat de don Mardi-Gras contre don Quaresme, et à propos de la confession bouffonne du premier, se jette dans une dissertation en forme sur le sacrement de pénitence et sur la nécessité de la contrition, quand il fait chanter, pour accompagner le triomphe de l’Amour, Venite exultemus et Benedictus qui venit in nomine Domini ; quand, au début du poème qui contient l’histoire très égrillarde de Trotte-Couvent, personnage dont l’office est le même que celui de la vieille de Jean de Meun, et les amours de l’auteur pour une religieuse, on trouve une invocation à Dieu le père, à Dieu le Fils et au Saint-Esprit ; je suis porté à voir là cette inconséquence naïve qui n’exclut pas une foi sincère et qui est dans les mœurs méridionales ; mais je doute davantage de la bonne foi de Clopinel, né au bord de la Loire, qui, au milieu de toutes ses gausseries, semble avoir un but sérieux et la prétention toute française, et point du tout espagnole, d’exposer un système. Quand plus tard, à la fin du XVe siècle, dans cette Italie déjà si pénétrée d’épicuréisme et d’incrédulité, Pulci ouvre par une invocation à la trinité les chants les plus lestes du Morgante, je commence à douter de sa candeur, et je crains bien qu’à l’abri d’une incohérence qui ne fut pas préméditée dans un âge plus simple, le poète italien ne cache une intention qu’il s’avoue au moins à demi, et ne songe à railler d’augustes mystères. Ainsi Rabelais, adversaire plus déclaré, bien qu’encore déguisé, du christianisme, plaçait une profession de foi irréprochable en tête du livre le plus hardi de son Pantagruel, enveloppant le sceptique dans la robe du curé.

L’œuvre de Jean de Meun doit donc être considérée comme une audacieuse tentative d’un libertin du XIIIe siècle, qui, à l’aide de quelques précautions oratoires, a voulu sciemment attaquer non-seulement les abus qui s’étaient glissés dans l’église, mais l’esprit même du spiritualisme chrétien. Savant pour son temps, nourri de l’antiquité, païen d’imagination, épicurien par nature et par principe, il fut un devancier puissant des érudits païens et matérialistes du XVIe siècle. Il fut un devancier lointain des sensualistes les plus décidés du XVIIIe siècle. Il y a en lui le germe de Rabelais, et même, à quelques égards, de d’Holbach et de Lamettrie.

On ne sera plus surpris qu’il ait eu de son temps une si grande vogue et causé un si grand scandale. Ses tendances et ses doctrines