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POÉSIE DU MOYEN-ÂGE.

se rattachaient à ce matérialisme dont n’a jamais pu triompher, au moyen-âge, l’ascétisme chrétien, à ce matérialisme que représente dans l’histoire Frédéric II avec ses mœurs de sultan et son renom d’athéisme, que représentait dans la philosophie cette secte des averroïstes dont Pétrarque déplorait et redoutait pour la foi l’influence et la diffusion toujours croissante, et dont Jean de Meun est, dans la littérature, l’organe le plus énergique. Son livre fut l’évangile de la matière et des sens ; de là sans doute la réputation que ce livre obtint, et qui ne pourrait s’expliquer autrement, car la lecture en est pénible, la composition embarrassée, l’exécution sans charme dans l’ensemble, bien que supérieure en quelques endroits ; de là aussi les attaques véhémentes dont il fut l’objet. Ce n’est pas l’inoffensive galanterie de Guillaume de Lorris qui eût décidé un homme de la valeur et de l’importance de Gerson à prêcher et à écrire contre le Roman de la Rose, et qui eût attiré sur lui les vertueuses invectives de la sage Christine de Pisan ; mais les ames chrétiennes et morales du XVe siècle durent sentir vivement ce qu’il y avait de dangereux dans un livre abritant, derrière un titre et un commencement qui n’annonçaient que gentillesse gracieuse et frivole galanterie, un traité d’irréligion et d’épicuréisme. Ainsi les sympathies corrompues et les censures violentes ont fait la célébrité de cet ouvrage. Gower l’imita, Chaucer le traduisit, Marot lui donna une nouvelle vie en rajeunissant le langage du XIIIe siècle, déjà vieilli de son temps, et le nom du Roman de la Rose est arrivé ainsi jusqu’à nous escorté d’une vague renommée dont ses proportions formidables et le discrédit où est justement tombée la poésie allégorique ont empêché d’examiner le fondement ; on l’a souvent cité comme le début de la poésie française au moyen-âge, erreur qui a été judicieusement réfutée. Au lieu de marquer l’origine de cette littérature, on peut dire qu’il en est la fleur et la fin. La première partie offre ce que la galanterie chevaleresque a inspiré de plus délicat à la poésie encore naïve, quoique déjà ingénieuse et bientôt maniérée du moyen-âge ; la seconde annonce ce que l’érudition, la liberté effrénée de l’esprit, l’inspiration païenne et sensuelle, vont produire dans l’âge de la renaissance ; et, pour emprunter à ce poème allégorique une allégorie qu’il suggère naturellement, il est comme un bosquet de roses dans le sein duquel se cacherait nue et riante une statue du dieu Pan, symbole de la vie matérielle de l’univers.


J.-J. Ampère.