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UN HOMME SÉRIEUX.

— Pas de mauvaises plaisanteries.

— Est-ce plaisanter que de parler des sentimens que vous avez su inspirer aux personnes de votre famille ?

— Brisons là, et répondez-moi. Quelle objection sérieuse opposez-vous à ma proposition ?

— Une seule ; c’est que, chargé d’un mandat, je dois l’exécuter conformément aux intentions de ceux qui me l’ont confié.

— Ainsi vous voulez garder ces cent mille francs ?

— À mon grand regret, je vous le répète, car ils m’embarrassent beaucoup.

Prosper fut sur le point d’éclater, mais il se contint et n’exprima son incrédulité que par un rire amer.

— J’en appelle à M. de Moréal, reprit Dornier sans paraître ému de cette muette insulte : je doute qu’il comprenne autrement que moi les devoirs d’un dépositaire. Que M. Chevassu et Mme de Pontailly me disent de vous remettre cet argent, vous le recevrez à l’instant même ; jusque-là j’en suis responsable envers eux, et, au risque de vous déplaire, je dois le conserver.

Dornier salua le vicomte et l’étudiant avec la froide dignité d’un homme qui se croit le droit de mépriser de frivoles offenses ; puis il sortit de la chambre et bientôt après de la maison.

— Que dites-vous de ce drôle ? s’écria Prosper, qu’avait un instant déconcerté ce majestueux départ.

— En droit, il a raison, répondit le vicomte.

— Au diable le droit ! belle autorité à citer à un homme qui a perdu cinq inscriptions sur huit.

— Un dépôt est un dépôt ; on ne peut pas s’en dessaisir à l’insu du propriétaire.

— Chicane ! interrompit brusquement l’étudiant ; certes je ne m’attendais guère à vous voir prendre le parti de ce coquin, oui, de ce coquin, je le dis sans le moindre scrupule, car j’ai lu dans son regard hypocrite l’avenir réservé à ces pauvres cent mille francs. Rappelez-vous ce que je vous dis, Moréal ; le journal tombera dans l’eau, et il ne rentrera pas un centime dans la bourse de mon père ni dans celle de ma tante.

— Je le crois comme vous, dit le vicomte en souriant.

— Et c’est avec ce magnifique sang-froid que vous prenez la chose ! Songez cependant que, si vous épousez ma sœur, vous serez de moitié dans la catastrophe.

— À ce prix j’accepterais de plus grands malheurs.