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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/603

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UN HOMME SÉRIEUX.

— Vous êtes fou, dit le vicomte en haussant les épaules.

— Non, mais je vois clair. Montez-vous avec moi ?

— Quel enfantillage !

— Vous refusez ? Comme il vous plaira.

L’étudiant ouvrit une des portes du petit salon, se retrouva dans le vestibule, et se mit à gravir d’un pas leste l’escalier qui conduisait à l’étage supérieur.

— Prosper, pas d’extravagance, s’écria Moréal en se précipitant sur ses pas.

— Soit ; mais alors montrez-moi le chemin.

— Suivez-moi donc, entêté ; si vous refusez d’entendre raison, du moins n’oubliez pas toute prudence.

— Où voulez-vous me mener ? demanda l’étudiant après avoir descendu l’escalier.

— Sur la terrasse qui est à côté de la grille ; nous y serons moins exposés à être vus qu’au belvédère.

— J’aurais dû me douter que c’était là votre affût, dit Prosper en riant de l’air dépité de son compagnon.

Un instant après, les deux jeunes gens, l’un fort gai, l’autre assez maussade, étaient embusqués derrière les arbustes de la petite plateforme.

— Surtout ne vous montrez pas, dit le vicomte, qui redoutait l’étourderie du frère d’Henriette.

La recommandation n’était pas inutile. À l’aspect du joyeux essaim qui bourdonnait, voltigeait, tourbillonnait à travers le jardin de la pension, Prosper Chevassu entra dans un transport d’enthousiasme.

— Le joli corps de ballet ! s’écria-t-il en joignant les mains ; voilà de vraies sylphides. Qu’on ne me parle plus des danseuses de théâtre ; le bonhomme Boileau a raison :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.

Vive la naturel à bas l’Opéra !

— Parlez moins haut, dit Moréal.

— Quand même on m’entendrait ? Je suis prêt à leur dire que je les trouve charmantes. Cette grande brune, par exemple, qui joue au volant, ne dirait-on pas une reine ? Dans sa main, la raquette semble un sceptre. Quelle pose majestueuse, quelle ampleur de gestes, quelle fière cambrure ! Près d’elle, Fanny Elsler aurait l’air d’une petite bourgeoise.