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UN HOMME SÉRIEUX.

trouve un grand charme aux bouteilles cassées qui embellissent ce mur, car, depuis que je l’ai aperçue, elle n’en a pas détourné les yeux. Elle les baissera, morbleu !

— Qu’allez-vous faire ? s’écria Moréal en retenant son compagnon par le bras.

— Belle demande ! dire bonjour à ma sœur. Doutez-vous que cela ne lui fasse plaisir ?

— Elle ne s’attend pas à vous voir, et la surprise…

— C’est-à-dire que vous prétendez me faire assister débonnairement à cette charmante scène à l’espagnole sans me laisser placer le plus petit mot dans la conversation. Désolé de vous déplaire, mon cher vicomte, mais je n’aime pas les rôles muets.

— Vous allez effrayer votre sœur.

— C’est ce que je veux. Vingt fois elle m’a défié de lui faire peur ; nous allons voir à l’épreuve ce grand courage.

Par un mouvement imprévu, Prosper se débarrassa de l’étreinte du vicomte, et, se penchant sur le mur, il écarta brusquement la charmille. À la vue de son frère, dont la physionomie affectait une expression fulminante, Henriette s’arrêta, aussi troublée que si elle eût aperçu à travers le branchage le museau d’un tigre à jeun. Enchanté de l’effet qu’il venait de produire, l’étudiant reprit l’air enjoué qui lui était naturel, et faisant de ses deux mains un porte-voix :

— Avoues-tu que tu as eu peur ? cria-t-il sans s’inquiéter que d’autres que sa sœur pussent l’entendre.

Au lieu de répondre, la jeune fille se sauva, rougissant de confusion, et fort courroucée contre son amant, qu’elle croyait complice de l’espièglerie de Prosper.

— Vous m’êtes témoin qu’elle a eu une peur atroce, dit l’étudiant, qui se retourna radieux vers son compagnon ; c’est que la chose est importante. Nous avions parié un châle contre un sabre turc. J’ai gagné, c’est évident. — Tu sauras que tu me dois un sabre turc, poursuivit l’étourdi d’une voix éclatante, en passant de nouveau la tête à travers la charmille.

Henriette avait disparu ; mais plusieurs pensionnaires, attirées par cette voix masculine qui venait effrontément troubler leurs ébats, montrèrent çà et là parmi les arbres leurs figures curieuses. Il y eut dans le jardin un moment d’émotion générale qui gagna les sous-maîtresses et Mme de Saint-Arnaud elle-même. Bientôt un groupe composé de trois femmes à figures revêches se dirigea vers le mur derrière lequel étaient postés les deux jeunes gens.