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UN HOMME SÉRIEUX.

banc ministériel. Qu’aurez-vous gagné cependant ? Un morceau de soie rouge à votre boutonnière et un galon de plus à votre toque de magistrat ; mais en crédit, en indépendance, en considération, en honneur enfin, je vous le répète, qu’aurez-vous gagné ?

— Si j’ai peu à gagner, qu’ai-je à perdre ? dit M. Chevassu, embarrassé malgré lui par la pressante dialectique du vieillard.

— Ce que vous avez à perdre ? répliqua celui-ci avec une chaleur croissante. La paix de votre maison, le bonheur de votre famille, le vôtre par conséquent. Ne voyez-vous pas que, tandis que vous poursuivez d’ambitieuses chimères, les liens qui vous attachent à Prosper et à Henriette se tendent violemment de jour en jour et finiront par se briser. Où le père néglige ses devoirs, comment prétendre que les enfans remplissent les leurs ? Depuis son arrivée à Paris, votre fils n’a pas mis le pied à l’école de droit ; s’il savait que vous avez l’œil sur lui, se permettrait-il une pareille dissipation ? En revanche, vous avez livré à je ne sais quelles béguines, que Dieu confonde ! cette pauvre Henriette, qui est pourtant fort innocente des étourderies de son frère. Qu’attendez-vous de cet acte de rigueur ? Est-ce par des duretés sans raison comme sans prudence que vous espérez dompter le caractère fier, mais si naïf et si charmant, de votre fille ? Vous avez tort, Chevassu, grand tort, et Dieu veuille que vous n’ayez pas lieu de vous en repentir !

— Monsieur le marquis, dit gravement le député en prenant son chapeau, j’ai déjà eu l’honneur de vous dire que, dans l’exercice de mes droits paternels comme en toute autre chose, j’avais la prétention de me diriger moi-même.

— Comme il vous plaira, reprit le vieillard d’un ton bourru ; quand Prosper aura fait quelque irréparable sottise, quand vous aurez perdu l’affection d’Henriette, vous vous repentirez d’avoir méprisé mes avis.

Les deux beaux-frères échangèrent un froid salut, et M. Chevassu, après avoir pris congé de sa sœur, se retira aussitôt, accompagné de Dornier.

— Votre frère est un fou de la pire espèce, dit alors M. de Pontailly à la marquise ; mais, mordieu ! qu’il ne rende pas ma petite Henriette trop malheureuse ; sinon, tout invalide que je suis, je lui montrerai le cas que je fais de son inviolabilité parlementaire.