Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/622

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
616
REVUE DES DEUX MONDES.

— Arrêtez, jeunes gens ! s’écria-t-il du ton dont il avait dû essayer de rallier ses soldats à la retraite de Biberach ; ce drôle m’appartient ; je vous défends de toucher à un seul de ses cheveux.

Le vieux cavalier et sa monture, également essoufflés, s’arrêtèrent près de la voiture. M. de Pontailly alors tira un mouchoir de sa poche, s’essuya le front, souffla bruyamment pour reprendre haleine, et finit par se dire à demi-voix :

— Qui diantre se douterait, à me voir en ce moment, que j’ai été un des plus pimpans hussards de Berchiny ?

À la vue du marquis, Dornier était enfin sorti du coupé, et il restait immobile sur la route, visiblement consterné, quoiqu’il cherchât encore à affecter un air calme et hautain.

— Monsieur Dornier, lui dit le vieillard après s’être rendu maître de son essoufflement, vous mériteriez que je vous fisse attacher par les quatre membres sur l’un de ces chevaux, et conduire en cet état au parquet du procureur du roi ; mais le métier de pourvoyeur de la justice ne me convient pas : d’un autre côté, un honnête homme se dégraderait en vous demandant raison de cet insolent attentat. Que faire de vous alors ? Vous chasser, comme on chasse un laquais fripon qu’on dédaigne de livrer à la justice ? C’est ce que je fais. Partez ; mais rappelez-vous que, si jamais vous avez la hardiesse de reparaître devant ma nièce ou devant moi, je vous ferai châtier d’une manière exemplaire et définitive.

Sans répondre un seul mot, sans regarder aucun des témoins de son humiliation, Dornier s’éloigna, et bientôt disparut dans le bois.

— Ma foi, mon oncle, dit alors Prosper, vous pouvez vous vanter d’être indulgent. À votre place, je lui aurais fait passer mon cheval sur le corps. Sans le respect que je vous dois, je lui aurais donné ici même la correction qu’il mérite.

— Après la victoire, le sabre dans le fourreau, répondit l’ancien hussard de Berchiny en descendant lourdement de cheval.

— Et le digne père Morlot, qu’est-il devenu ? reprit l’étudiant du ton d’un homme dont la vengeance non rassasiée cherche à se rabattre, faute de mieux, sur une victime subalterne.

— Il y a long-temps qu’il a pris la clé des champs, dit le cocher, qui, du haut de son siége, avait assisté à cette scène en riant sournoisement ; il courait, il courait ! on aurait dit un lièvre. C’est égal, monsieur Prosper, vous pouvez vous flatter de l’avoir marqué à votre chiffre. Son visage portera long-temps les traces de votre cravache. Quel fameux cocher vous auriez fait, sans vous offenser !