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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/695

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ARISTOPHANE.

chevaliers, car c’est toi qui dévores les propriétés de l’état sans attendre que le sort les ait partagées ; c’est toi qui tâtes et qui presses, comme des figues, les habitans des villes soumises à la nôtre, pour voir s’ils ne sont pas trop verts au gré de ta voracité, pour voir s’ils sont assez mous, assez peu résistans ; c’est toi qui, dès qu’on t’en signale quelqu’un assez inerte et assez sot, l’assignes, fût-il au fond de la Chersonèse, le saisis, l’étreins, le renverses et l’immoles ; c’est toi qui guettes au passage tous ces moutons d’Athéniens, riches, pacifiques, et tremblant à la seule pensée d’un procès ! — Ainsi vous tombez tous sur moi ? s’écrie Cléon. Puis essayant sur les chevaliers eux-mêmes les ruses et les flatteries qui lui réussissaient si bien auprès du peuple : « Voyez, mes amis, leur dit-il, comme on me frappe à cause de vous, moi qui allais proposer dans l’assemblée d’élever un monument en l’honneur de vos exploits ! » Mais cette maladroite flatterie ne fait qu’irriter davantage ses adversaires. « Voyez-vous ce matamore ! s’écrie-t-on de toutes parts. Voyez-vous comme il s’assouplit ! Voyez-vous comme il rampe ! Il s’imagine qu’il n’a qu’à nous flagorner comme de vieux imbéciles. Mais, si ces moyens lui ont souvent réussi ailleurs, ils vont tourner à sa perte maintenant ; qu’il descende seulement par ici, nous le recevrons bien. — Ô mon pays ! s’écrie Cléon roué de coups, ô mes concitoyens ! par quelles bêtes féroces je me vois éventré ! — Tu croasses encore ! répond la foule, et ta voix ne cessera donc jamais de troubler le pays ? »

En ce moment, le charcutier, qui avait eu peur et s’était enfui, revient, car son ennemi est par terre. « Holà ! s’écrie-t-il, puisqu’il ne s’agit plus que de crier, c’est moi qui vais achever la déroute de cet homme. — Bien, lui dit le chœur ; si tu cries plus fort que lui, nous te portons en triomphe, et, si tu l’emportes sur lui en impudeur, la victoire est à nous. »

Ici commence entre les deux rivaux un combat de grossièretés, d’accusations, d’absurdes menaces, d’injures, de fanfaronnades dont le spectacle faisait la plus sanglante satire de la démocratie. L’idée d’Aristophane, nous l’avons déjà vu, est que plus on est vil, ignare et ignoble, plus on est visiblement appelé à la profession de démagogue. Cléon et le charcutier sont donc ici comme deux candidats qui s’escriment pour la popularité mise au concours, qui se font valoir par des argumens en rapport avec le but, qui subissent enfin devant les chevaliers leur examen de capacité démocratique, et cette capacité se mesure sur le degré de bassesse auquel chaque candidat saura atteindre. Ils se disputent le prix de l’ignominie, et ce prix,