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c’est le gouvernement. Ils aspirent à descendre au plus profond de la fange, parce que là ils trouveront le pouvoir. « Moi, je suis un voleur, dit Cléon ; peux-tu en dire autant ? — Moi, répond le charcutier, je suis fort sur le parjure ; quand on me prend en flagrant délit, je fais serment que ce n’est pas vrai… J’ai droit de parler ici, car je suis aussi canaille que toi. — Bien raisonné, disent les chevaliers à leur candidat ; mais, si tu veux que ton argument soit encore plus écrasant, ajoute que tu es canaille et enfant de canaille. » Dans ce même dialogue, nous trouvons l’origine d’une expression qui, depuis Aristophane, est devenue proverbiale pour caractériser les meneurs intéressés qui agitent les affaires publiques. « Tu agis, dit le charcutier, comme ceux qui font la pêche aux anguilles : si l’étang est paisible, ils n’attrapent rien ; mais, s’ils en troublent la boue, ils remplissent leurs filets ; c’est ainsi que tu fais ta pêche, toi, dans les troubles de la patrie. » Ainsi ce proverbe si vif et si juste, pêcher en eau trouble, nous vient d’Aristophane, et sa comparaison eut grand succès, car il reproche quelque part, à un de ses rivaux en poésie, de la lui avoir volée. En somme, le plus maltraité ici, ce n’est pas Cléon, c’est le peuple même qui assistait à la pièce, et qui applaudissait aux traits flétrissans dont le poète le marquait au front. On s’étonne à chaque page, en lisant Aristophane, que les spectateurs athéniens, d’ailleurs si susceptibles, aient pu supporter les vérités humiliantes et même outrageantes qu’on leur jetait si insolemment à la face. Mais on les faisait rire, et ils étaient désarmés.

Cléon, vaincu par l’éloquence poissarde et les poumons infatigables de son rival, en appelle au sénat. Les chevaliers conseillent au charcutier de se présenter aussi devant l’auguste assemblée, et bientôt, en effet, le charcutier revient triomphant : le sénat lui a donné gain de cause. On sait comment Juvénal peignait la décrépitude du sénat romain de son temps, convoqué pour délibérer sur la sauce d’un turbot : Aristophane place le sénat d’Athènes à peu près dans la même position. En effet, Cléon, arrivé devant le sénat, « laisse éclater sa foudroyante parole contre les chevaliers ; c’est un fracas à faire crouler les remparts ; il les appelle conspirateurs, il donne à son réquisitoire les couleurs les plus vraisemblables, et déjà le sénat tout entier qui l’écoute s’abreuve de ses mensonges ; on regarde de travers, on sourcille. Alors le charcutier, s’apercevant de l’effet produit par l’éloquence de son adversaire, se précipite dans l’assemblée, et annonce aux sénateurs, gens prosaïques et sensuels, qu’il a découvert un moyen de leur faire obtenir les anchois à très bon marché,