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UN HOMME SÉRIEUX.

— Et j’éviterais ces fades complimens qui ont dû vous ennuyer tant de fois. J’achève votre pensée, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! vous auriez raison ; il est toujours de bon goût de sortir des sentiers battus. Mais comment supposer qu’il puisse vous venir la fantaisie de jouer un rôle près de moi ? continua la marquise en minaudant.

— Ah çà ! où cette précieuse veut-elle en arriver ? se demanda le vicomte ; il me semble qu’elle me pousse furieusement vers le pays de Tendre.

Cette conversation, dont la tournure commençait à embarrasser Moréal, fut interrompue par M. de Pontailly, qui vint présenter à sa femme un pair d’Angleterre qu’elle n’avait pas encore vu dans son salon. Le vicomte profita de cet incident pour s’éloigner ; mais, auparavant, il ne put s’empêcher de remarquer l’air de contrariété soudainement répandu sur les traits de la marquise.

— C’est singulier, se dit-il ; M. de Pontailly m’a bien dit que sa femme s’engouait très facilement, mais ce sourire agaçant, ce regard en coulisse, c’est autre chose que de l’engouement ; si je ne craignais d’être un fat, je penserais que c’est là de la bonne et franche coquetterie.

Vers la fin de la soirée, le marquis prit à part Moréal :

— Prosper n’est pas venu, et cela ne m’étonne pas, lui dit-il, il a sans doute deviné que vous me parleriez de sa folle incartade, et il craint que je ne lui lave la tête ; mais il n’y perdra rien. Demain, j’irai vous prendre, et, sur le terrain même, je mettrai à la raison cet écervelé.

— Vous me rendrez là un grand service, répondit le vicomte ; je serais désolé d’être obligé de répondre sérieusement à sa provocation.

— Soyez tranquille. Je me charge de lui ôter l’idée de recommencer.

Le lendemain matin, à huit heures, M. de Pontailly et Moréal arrivèrent à Saint-Mandé. De nouveau ils attendirent long-temps, et, en définitive, ils ne virent arriver personne.

— Ceci devient incompréhensible, dit à la fin le vieil émigré : que M. Dornier soit un poltron, je n’ai pas de peine à le croire ; mais Prosper n’est pas homme à manquer volontairement à un pareil rendez-vous. Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose. Connaissez-vous son adresse ?

— Ne loge-t-il pas avec M. Chevassu ? dit le vicomte.

— Non, et même ils sont brouillés pour le moment. Avant-hier, il nous a quittés brusquement sans nous dire où il allait demeurer.