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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/743

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MISÉ BRUN.

filles auraient pu passer près de moi sans rien craindre, je ne songeais qu’à la belle Rose.

— La femme de Bruno Brun s’appelle Rose ? interrompit encore le vicomte ; autre antithèse ! Continue le récit de tes contemplations ; c’est très langoureux. Dieu me damne ! j’aurais voulu te voir dans cette attitude d’amoureux transi.

— Qu’appelles-tu amoureux transi ? répliqua Nieuselle ; crois-tu que je faisais de si longues factions dans le seul espoir d’apercevoir une seconde fois le profil de ma divinité ? J’avais bien autre chose en tête. J’attendais qu’elle sortît un soir de son logis, seule ou accompagnée, n’importe. Je l’aurais suivie ; à cent pas d’ici, j’aurais mis pied à terre, je lui aurais parlé, je l’aurais entraînée, enlevée ; cela n’était pas si difficile. Nous étions alors en plein hiver ; personne dans les rues ; le guet ne sort qu’à neuf heures. Certainement je serais venu à bout de mon dessein. Mais il y a dans la maison de ce damné Bruno Brun des habitudes qui déjouèrent tous mes calculs. Sa femme ne sort jamais, si ce n’est le dimanche matin, pour aller entendre une messe basse à Saint-Sauveur ; or, il ne fallait pas songer à faire mon coup de main en plein jour.

— Ah çà ! mon cher Nieuselle, je n’entends rien à tout ce que vous me dites là, interrompit le jeune Parisien. Que signifie cette façon de faire l’amour à main armée ? Il me semble qu’avant d’en venir au rapt, il fallait user d’abord des moyens ordinaires, les visites, les billets doux, etc. Il vaut mieux, ce me semble, séduire une femme que de l’obtenir à la manière de Tarquin. On fait tout simplement sa cour, c’est vulgaire, mais c’est facile.

— Si c’eût été facile ou seulement possible, je l’aurais fait, répondit Nieuselle ; on voit bien que vous ne vous faites pas une idée des habitudes de ces petites bourgeoises ; il est plus difficile de les aborder que de se faire présenter à une princesse du sang. J’ai bien essayé d’entrer dans la maison de l’orfèvre en passant par sa boutique, j’ai fait plusieurs emplettes chez lui : mais sa femme n’est jamais au comptoir, et j’aurais acheté, je crois, toutes les montres d’argent, toutes les bagues de strass, toutes les horloges de son magasin, sans avoir le bonheur de parler une fois à ma déesse. Quant aux billets doux, je n’avais nul moyen de les lui faire tenir, personne n’ayant accès dans cette maison, dont les abords sont gardés par deux effroyables démons femelles, lesquels, sous la forme d’une vieille tante et d’une vieille servante, aident l’orfèvre à desservir la boutique, font tout le ménage et ne perdent jamais de vue la jeune