Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/742

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
736
REVUE DES DEUX MONDES.

Malvalat. Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers ses deux autres interlocuteurs, je vais vous confier toute cette histoire ; mais tout d’abord regardez devant vous, là, au coin de la rue.

— Je regarde et ne vois rien qu’une boutique d’orfèvre d’assez médiocre apparence, répondit le gentilhomme parisien, et dans cette boutique un gros garçon rougeaud et myope, qui, le nez sur le cadran de sa montre d’argent, a l’air de regarder l’heure et de compter les minutes.

— Et qui se tourne de temps en temps vers l’arrière-boutique, comme s’il parlait à quelqu’un, ajouta le vicomte.

— Eh bien ! reprit Nieuselle, pendant un mois je me suis donné chaque soir la satisfaction de contempler d’ici ce tableau d’intérieur. Je faisais arrêter mon carrosse à la place où nous sommes, et je passais des heures entières les yeux fixés sur cette boutique. C’était une manière commode, et dont je réclame l’invention, de faire le pied de grue. Ordinairement j’en étais pour mes frais, et je me retirais sans avoir aperçu d’autre figure que celle que vous voyez, la figure bouffie de Bruno Brun.

— Ce courtaud-là s’appelle Bruno Brun ? interrompit le vicomte en jetant un regard sur l’espèce de crinière d’un roux pâle qui, crêpée sur les faces et nouée par derrière avec un ruban, retombait sur les épaules de l’orfèvre comme une perruque de conseiller ; quel nom pour un individu de cette nuance ! Le pauvre homme ressemble à un tournesol avec sa tête plate et ses crins jaunes. Tu disais donc ?

— Je disais qu’au grand scandale de tout le quartier je venais, chaque soir, me mettre ici en observation. J’agissais avec tant de prudence, qu’on ne savait au juste pour qui j’étais là, et à l’intention de quelle grisette je faisais de si longues factions. Bruno Brun lui-même ne se douta pas que c’était pour sa femme. Au fait, qui diable aurait pu deviner que j’étais amoureux de misé Brun, une femme que j’avais à peine aperçue, à laquelle je n’avais jamais parlé ?

— C’est donc une de ces beautés foudroyantes qui vous frappent comme l’éclair ? demanda le Parisien avec un léger sourire.

— Foudroyante, c’est le mot, répondit Nieuselle ; j’en devins éperdument amoureux seulement pour l’avoir aperçue de profil. Ce violent caprice me ramenait donc ici chaque soir, et personne ne comprenait rien à cette façon d’agir. D’un bout à l’autre de la rue, les maris ouvraient de grands yeux méfians, et les mères de famille empêchaient leurs fillettes de sortir le soir. Sur mon ame ! femmes et