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tends que toutes tes ruses n’ont abouti à rien ; je vois clairement le contraire : elles ont abouti à procurer au charmant objet de ta flamme quelques heures de tête-à-tête avec un cavalier qui devait lui inspirer déjà de la reconnaissance, et qui avait toute sorte de chances de lui plaire, pour peu qu’il fût jeune, aimable, bien de visage et galamment habillé.

— Laisse là tes suppositions, interrompit Nieuselle en haussant les épaules ; le personnage en question portait un habit de ratine verte, et il m’a paru doté de toutes les graces campagnardes de ces hobereaux qui n’ont jamais perdu de vue le pigeonnier héréditaire au pied duquel ils sont nés. Quant à sa figure, je n’en puis rien dire, attendu que la cuisine du Cheval rouge n’était pas éclairée comme une salle de bal, et que mon homme, assis dans un recoin, n’avait pas quitté son chapeau, un grand feutre gris qui lui tombait sur le nez et faisait ombre autour de lui. Ma tourterelle n’a pu se laisser prendre au ramage et encore moins au plumage d’un si vilain oiseau.

— Sais-tu que le retour de misé Brun et le récit de son aventure ont dû faire jaser huit jours durant toute la ville d’Aix ? observa le vicomte.

— Point du tout, répondit Nieuselle ; cela ne s’est pas même ébruité dans le quartier. La discrète personne ne jugea pas à propos de dire en quel péril s’était trouvé son honneur, et elle s’est avisée d’une ruse fort simple pour donner le change à tout le monde. C’est le 1er avril que j’avais choisi, par hasard, pour mon entreprise, et Bruno Brun raconte à qui veut l’entendre qu’un mauvais plaisant lui a joué ce jour-là l’abominable tour de mener promener sa femme et sa vieille servante jusqu’à l’auberge du Cheval rouge. L’aventure a passé pour un poisson d’avril. Quant au rapport de la maréchaussée, c’est chose secrète et dont on n’a parlé que dans le cabinet du lieutenant-criminel.

— Et tu crois que nous apercevrons ce soir cette merveille, cette perle, ce rare joyau enfoui dans l’arrière-boutique de Bruno Brun ? demanda le vicomte en jetant un coup d’œil vers le vitrage opaque derrière lequel on distinguait le profil camard de l’orfèvre, qui travaillait encore à la lueur d’une lampe posée sur l’établi.

— J’espère qu’elle se montrera, répondit Nieuselle ; toutes les fois qu’il y a par la rue quelque divertissement, elle vient s’asseoir sur sa porte. Je me figure que ce sont là ses jours de récréation et de grande fête !