Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/760

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
754
REVUE DES DEUX MONDES.

comptait dans sa vie, le jour où elle avait rencontré cet homme qu’elle ne croyait jamais revoir, et dont l’aspect inattendu avait rempli son cœur de trouble, de joie, de frayeur, de remords et d’indicibles félicités ! Recueillie dans une vague méditation, attentive aux voix nouvelles qui lui parlaient intérieurement, elle n’entendait pas l’aigre fausset de misé Marianne, laquelle, du fond de sa chambrette, querellait déjà la servante ; elle oubliait jusqu’à la présence de Bruno Brun, dont la respiration bruyante retentissait derrière les rideaux baissés, comme le souffle de quelque monstre marin endormi sur les grèves de la mer Glaciale. Pour une autre femme, c’eût été chose toute simple que ce moment d’inaction, ce retard à recommencer les occupations de chaque jour ; mais les habitudes de misé Brun étaient si invariablement réglées, elle était soumise à une discipline domestique si exacte, que jamais rien de semblable ne lui était arrivé ; jamais elle n’était restée un quart d’heure à sa fenêtre, oubliant de se coiffer, et ne se souvenant plus que les jours de fête la messe est d’obligation.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait l’arracha brusquement à sa rêverie ; elle se releva toute confuse et ne sachant quelle cause donner au désordre dans lequel elle se laissait surprendre. C’était misé Marianne qui entrait, son coqueluchon de soie noire sur la tête et son missel à la main.

— Jésus Maria ! est-ce que vous êtes malade ? dit-elle en fixant sur la jeune femme ses gros yeux étonnés ; je vous croyais prête depuis long-temps. C’est une mauvaise habitude de se lever tard : la matinée fait la journée.

— Vous avez raison, ma tante, répondit doucement misé Brun ; mais dans un moment je serai prête.

— Comme vous voilà faite ! continua la vieille fille d’un ton aigre-doux et en touchant du bout de ses longs doigts blêmes la splendide chevelure qui ruisselait sur les épaules de misé Brun. Si vous étiez une petite fille, nous vous enverrions à la procession de la paroisse habillée en Madeleine, avec vos cheveux ainsi défaits et traînant jusque sur les talons ; mais, pour une femme de vingt ans, il n’y a rien de si laid que de quitter ses coiffes : c’est contraire à la modestie. Il n’y a que les grandes dames qui puissent se permettre d’aller la tête découverte. Le perruquier les accommode tous les jours, et, quand elles sont frisottées et poudrées, elles n’ont plus besoin de coiffe ni de coqueluchon : c’est pour cela qu’elles prisent tant une longue chevelure ; mais les beaux cheveux sont bien inutiles aux