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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/762

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REVUE DES DEUX MONDES.

tomba de ses mains, son front s’inclina ; elle regardait intérieurement les visions qui passaient devant ses yeux fermés. C’était toujours la même image, l’image mélancolique et fière de cet homme dont elle ne savait rien, pas même le nom, qui traversait ses songes. Son imagination l’avait ramenée vers les lieux qu’ils parcouraient naguère ensemble ; elle s’en allait encore avec lui dans le chemin désert, le long des haies d’épine blanche dont les fleurettes répandaient au loin de si douces senteurs.

Lorsque les assistans se levèrent au dernier évangile, misé Brun ne s’aperçut pas que la messe était finie, et elle resta à genoux, les mains jointes et la tête baissée. Personne ne remarqua cette preuve évidente d’inattention, personne excepté la tante Marianne, qui de son côté s’était laissée aller à de grandes distractions. La vieille fille, depuis qu’elle était agenouillée à côté de sa nièce, n’avait cessé de rouler ses grosses prunelles vertes d’un air indigné. Au lieu de prier, elle avait observé l’attitude, la physionomie de misé Brun et formé une foule de conjectures qui n’approchaient pas de la vérité. Ce ne fut qu’au moment où le prêtre quitta l’autel qu’elle s’aperçut que son missel était encore ouvert à la première page. Alors un certain scrupule s’éleva dans son esprit ; elle se remit à genoux et poussa du coude, assez rudement, la belle songeuse, qui tressaillit et se retourna avec un faible cri.

— À quoi pensiez-vous donc ? lui dit aigrement la tante Marianne ; c’est un scandale. Vous êtes cause que j’ai manqué mes dévotions, et qu’il me faut rester pour entendre une autre messe. Quant à vous, je le vois bien, vous n’êtes pas disposée à observer aujourd’hui le second commandement de l’église : les dimanches messe ouïras et les fêtes pareillement. Adorez Dieu et retournez sur-le-champ à la maison avec Madeloun.

Misé Brun crut tout d’abord n’avoir pas bien entendu ces derniers mots. Depuis trois ans qu’elle était mariée, elle n’avait jamais fait un seul pas dans la rue sans la tante Marianne ; il fallut que celle-ci renouvelât son injonction pour que la jeune femme la comprît et se décidât à lui obéir. Après avoir un moment prié, elle se releva, encore toute tremblante, et marcha, suivie de Madeloun, vers la petite porte. La plupart des assistans s’étaient déjà retirés ; il n’y avait plus aux abords de l’église que quelques mendians assis sur les marches usées, qu’ils avaient le privilége d’occuper les jours de fête. Les moins favorisés se tenaient en dehors de la petite porte, à l’entrée du cloître qu’il fallait traverser pour gagner la rue.