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dont la présence avait laissé dans son cœur de si longs troubles et de si profonds souvenirs.

— Mais regardez donc ! répéta Madeloun ; c’est ce bon monsieur. Est-ce que vous ne le remettez pas ?

— Oui, c’est lui, balbutia misé Brun ; allons-nous-en.

— Non pas, avec votre permission ; il nous a reconnues, et il a l’air de vouloir nous parler, répondit Madeloun, dont l’instinct curieux et babillard l’emporta en ce moment sur les habitudes de réserve farouche qu’elle avait contractées dans la maison de Bruno Brun.

— Allons-nous-en, répéta la jeune femme d’une voix éteinte et en faisant un mouvement comme pour s’enfuir.

— Dans un moment, répliqua l’obstinée servante ; ce serait honnête, vraiment, de passer devant quelqu’un auquel on a de si grandes obligations, en détournant la tête comme pour ne pas le voir ! Si misé Marianne était là, ce serait différent ; mais, puisque nous voilà seules, par miracle, nous pouvons bien saluer les gens. Tenez, le voilà qui vient, ce brave monsieur.

En effet, l’étranger traversait lentement le préau et se dirigeait vers les deux femmes avec l’intention évidente de les aborder. Son costume, qui la veille était celui d’un bon villageois, annonçait maintenant l’homme de condition, et il avait une fort belle tournure avec son habit à grandes basques et son gilet brodé. Dans ce péril inévitable, misé Brun recouvra tout à coup une apparence de sang-froid ; elle n’essaya plus de dominer les émotions de son cœur, elle tâcha seulement de les dissimuler. S’efforçant de reprendre un calme maintien, elle répondit par une révérence modeste au salut de l’étranger et garda le silence, tandis que Madeloun s’écriait avec la familiarité respectueuse et naïve que les inférieurs se permettaient autrefois, même avec les gens qui leur imposaient le plus :

— C’est donc vous, mon bon monsieur ? Quelle satisfaction de vous voir ici ! Je ne m’y attendais guère, ni ma maîtresse non plus ; vous nous aviez dit, en nous laissant à la porte Notre-Dame, que pour rien au monde vous ne mettriez les pieds dans la ville d’Aix.

— C’est vrai ; mais j’ai changé d’idée, répondit simplement l’étranger.

— Est-ce que vous êtes venu vous établir dans la ville ?

— Non pas. Je n’y viendrai même jamais qu’à de rares intervalles, les jours de grande fête seulement, lorsqu’il y aura quelque procession, quelque réjouissance publique, comme hier soir.

— Vous avez vu la cavalcade ? dit Madeloun avec feu ; c’est un beau