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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/78

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monde le savait, ses modèles comme lui-même, mais personne n’était si malavisé que de lui reprocher ses jolis mensonges : pas une de ses duchesses qui ne se trouvât d’une ressemblance frappante. Les peintres menteurs sont les peintres des femmes. Aussi celui-ci fit non-seulement une fortune brillante, il fit école, école charmante et dangereuse qui ne s’éteignit qu’à force d’abuser du mensonge. Sur les pas de Mignard, mais avec une allure plus piquante et plus fine, on vit briller Watteau. Mignard avait gâté ou embelli, selon qu’il vous plaira, les grandes dames de la cour ; Watteau s’en prit aux comédiennes, aux bourgeoises, aux paysannes ; on ne sait pas toutes les folles et ravissantes mascarades qu’il a créées en se jouant. Un autre menteur vint qui s’appelait Lemoine ; celui-là fit des mensonges plus sérieux, des mensonges mythologiques ; son œuvre la plus curieuse et la plus célèbre fut François Boucher, son élève, le menteur par excellence, le portrait le plus fidèle de son temps.

Lemoine avait surtout étudié à l’école de Rubens ; comme ce grand maître, il avait sacrifié la pureté de la ligne à l’éclat de la couleur. Le plafond de la chapelle de la Vierge à Saint-Sulpice et le salon d’Hercule à Versailles forment l’œuvre capitale de Lemoine. Certes, à en juger par ces peintures, ce n’était pas là un artiste sans force et sans grace, mais il alla droit au mauvais goût, en recherchant la richesse plutôt que la grandeur, la magie plutôt que la beauté.

Lemoine, Coypel, De Troy, Largillière et les Boulogne étaient alors chefs d’école ; Watteau, plus franchement artiste qu’eux tous, ne passait à leurs yeux que pour un décorateur d’Opéra. Cependant il était plus vrai dans son mensonge charmant que tous ces chefs d’école qui saisissaient la vérité de travers. Depuis la mort de Lesueur, la France attendait un grand peintre. Elle devait attendre long-temps. Lebrun avait attiré les regards qui se détournaient du Poussin et de Lesueur, dont on ne reconnaissait pas encore la sublime royauté. On étudiait au hasard, tantôt à Rome d’après Carle Marate et l’Albane, qu’on prenait pour de grands peintres, tantôt à Paris d’après Lebrun et Mignard, qu’on croyait plus grands que le Poussin et Lesueur. En 1750, avant les critiques de Diderot, le marquis d’Argens, qui était un homme d’esprit, jugeant d’après les idées de son temps, déclarait que Mignard égalait le Corrège, Lebrun Michel-Ange, et Lemoine Rubens.

Après la mort de Mignard et de Lebrun, Lemoine prit la première place ; il en était plus digne que les De Troy et les Coypel. Lui seul