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avait comprimé l’essor de son intelligence et refoulé ses instincts. L’air et le soleil avaient manqué à cette splendide fleur : elle s’était épanouie dans l’ombre avec des couleurs moins brillantes, de plus faibles parfums ; mais l’obscurité même où elle végétait l’avait préservée, et elle ne s’était pas flétrie aux orages d’une autre atmosphère. Il y avait dans l’ame de misé Brun comme un trésor lentement amassé de tendresse, de dévouement et d’amour qu’elle n’avait pu déverser sur personne, car elle était au berceau quand son père mourut, et elle se souvenait à peine de sa pauvre mère, qui, sur le lit de mort, l’avait recommandée aux soins et à la vigilance du vieux Brun, lequel devint son tuteur, et, quelques années plus tard, son beau-père.

L’orfèvre dormait depuis long-temps, et minuit était près de sonner lorsque misé Brun ferma le livre où elle avait trouvé un enseignement que le père Calabre ne soupçonna jamais y avoir mis. Elle se coucha pensive, préoccupée d’un souvenir qu’elle s’efforçait en vain de repousser, et le jour n’était pas loin lorsque le sommeil interrompit enfin ses rêveries et ses vagues méditations.

III.

Le dimanche suivant, en sortant de l’église après la première messe, misé Brun s’aperçut avec une involontaire et secrète joie que, tandis qu’elle s’en allait avec la tante Marianne par la grande porte, Madeloun avait furtivement disparu du côté du cloître. C’était évidemment pour interroger la mendiante et savoir le nom de l’étranger que la curieuse servante se hasardait ainsi à prendre, sans permission, un autre chemin et à tromper la surveillance de sa redoutable maîtresse. La jeune femme, tâchant de dissimuler le trouble extrême où la jetait cette démarche, ralentit le pas afin de donner à Madeloun le temps d’interroger la Monarde ; elle chemina cette fois plus posément que misé Marianne, laquelle, étonnée de son allure nonchalante, l’observait sournoisement. La vieille fille n’avait pas le physique de son rôle d’Argus : loin d’être pourvue des cent yeux du gardien de la blonde Io, elle n’en avait pas même deux bons à son service ; mais son esprit défiant et rusé suppléait au sens qui lui manquait et lui donnait une seconde vue plus perçante et plus nette que celle de l’aigle ou du lynx, car elle pénétrait avec une effrayante lucidité les replis occultes de la pensée humaine. Elle reconnut à de légers indi-