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peintre put recueillir les traditions de son bisaïeul. Par malheur il eut le mauvais esprit de ne prendre à la tradition que ce que lui avaient ajouté de faux Mignard et Lemoine.

Les biographes disent qu’il était né peintre. Pour les biographes, un peintre célèbre ou un poète illustre est toujours né peintre ou poète. Le moyen de les démentir ? Boucher n’a jamais eu la ferveur d’un artiste sérieux, il n’a jamais sacrifié à la religion de l’art. Il est devenu peintre sans plus de façon que s’il fût devenu journaliste. C’était le beau temps où Voisenon se faisait prêtre en écrivant des opéras. La foi manquait à tout le monde, dans les arts, dans les lettres, au pied de l’autel, jusque sur le trône. Louis XV croyait-il à la royauté ? Mais comment accuser Boucher ? Ne se fût-il pas couvert de ridicule s’il eût été un artiste sérieux, étudiant avec patience, pâlissant sous les grands rêves ? Il aima mieux être de son siècle, de son temps et de son âge. Il commença par être jeune, par jeter au premier vent venu toutes les roses de ses vingt ans ; il eut deux ateliers : l’un c’était celui de Lemoine ; l’autre, le plus hanté, c’était l’Opéra. Boucher n’était-il pas là sur son vrai théâtre ? N’était-ce pas à l’Opéra qu’il trouvait ses paysages et ses figures ? Paysages d’opéra, figures d’opéra, sentimens d’opéra, voilà presque Boucher. Les deux ateliers contrastaient singulièrement : dans le premier, Lemoine, grave, triste, dévoré d’envie et d’orgueil, mécontent de tout, de ses élèves et de lui-même ; dans le second, tout le riant cortége des folies humaines, l’or et la soie, l’esprit et la volupté, la bouche qui sourit et la jupe qui vole au vent. C’était le beau temps où Camargo trouvait ses jupes trop longues pour danser la gargouillade. Pour voir de plus près toutes ces merveilles, Boucher demanda la grace de peindre un décor. Il ramassa le pétillant pinceau de Watteau pour créer à grands traits des nymphes et des naïades. Carle Vanloo vint se joindre à lui ; en peu de temps ils se rendirent maîtres de tous les décors et de tous les espaliers (c’était le nom des choristes du temps).

Il florissait alors, dans le monde et hors du monde, un cercle de beaux esprits comme le comte de Caylus, Duclos, Pont de Veyle, Maurepas, Montcrif, Voisenon et Crébillon le gai ; Collé et quelques enfans prodigues de la bourgeoisie y avaient leurs entrées, grace à leur esprit ou à leur gaieté. C’était le jokey-club ou la jeune académie du temps. On y faisait sur toutes choses des couplets et des complaintes en forme de gazette qui couraient la ville et la cour, des parades qui se jouaient dans les salons et en plein vent, des contes