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talens sans force, — que çà et là le hasard fait franchir à ceux qui osent. Son amour pour l’art ou pour Rosine n’avait pu élever Boucher au-delà ; le sentiment biblique ne l’avait pas détaché des choses d’ici-bas, et, adorant la vierge Marie en Rosine, il adorait aussi, le profane ! une nouvelle maîtresse. La conversion n’était pas complète. Il hésitait entre l’amour divin, qui espère, et la volupté terrestre, qui se souvient ; entre l’art sévère, qui touche par la grandeur, et l’art souriant, qui séduit par la grace. Il en était là de son œuvre, quand une nouvelle figure vint changer le cours de ses idées.

Il y avait quinze jours que Rosine posait, il n’y en avait pas deux que, sur un regard de la jeune fille, le peintre avait laissé tomber son pinceau. C’était un matin, vers onze heures ; Boucher préparait sa palette, Rosine dénouait sa chevelure.

— Savez-vous, lui disait-elle, que ma belle-mère commence à perdre patience ?… Savez-vous que je m’habitue trop doucement à venir ici ?… Savez-vous…

— Je sais tout cela, répondait Boucher d’un air distrait et d’un ton un peu brusque.

On sonna à la porte de l’atelier ; Rosine alla ouvrir, comme si elle eut été de la maison.

— Monsieur Boucher ? demanda une jeune fille ou une jeune femme qui franchit en rougissant le seuil de la porte.

— Qu’ai-je à faire pour vous ? dit Boucher en regardant dans une glace la nouvelle venue. — Diable ! poursuivit-il comme en se parlant à lui-même, elle est bien jolie !

Il fit un pas à sa rencontre.

— Monsieur Boucher, je suis une pauvre fille sans pain. Si je n’avais pas ma mère malade et dénuée de tout, je parviendrais à vivre de mon aiguille ; mais, pour ma mère, je me résigne à devenir modèle. On m’a dit que j’avais une jolie main et une figure passable ; voyez, monsieur, croyez-vous que je puisse poser pour quelque chose ?

L’inconnue avait dit tout cela avec un air de trouble indéfinissable ; mais ce qui frappa surtout le peintre pendant qu’elle parlait, ce fut sa beauté coquette et séduisante. Adieu la Bible, adieu Rosine, adieu l’amour simple et grand. La nouvelle venue venait d’apparaître aux yeux de Boucher comme la fantaisie qu’il avait rêvée jusque-là. C’était bien cette muse, moins belle que jolie, moins touchante que gracieuse, qu’il avait recherchée avec tant d’ardeur. Il y avait dans cette figure ce qu’on trouve au ciel et à l’Opéra, un souvenir de la