Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/87

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
81
LA PEINTURE SOUS LOUIS XV.

divinité transmis par le démon, ce qui agite du même coup le cœur et les lèvres, enfin ce je ne sais quoi qui charme et qui enivre sans élever l’ame dans les splendeurs du rêve. Elle était vêtue en simple fille du peuple, ce qui contrastait un peu avec la délicatesse de ses traits et de ses mouvemens. Boucher, quoique assez bon physionomiste, ne découvrit ni art ni étude dans cette beauté ; elle masquait l’art et l’étude par de grands airs d’innocence. Il s’y laissa prendre. Qui s’en étonnerait, en songeant qu’il avait cru trouver la nature à l’atelier de Lemoine ou à l’Opéra ? Rosine était sa première leçon sérieuse, c’était la nature dans toute sa majesté naïve et vraie ; mais les instincts du peintre, instincts trompeurs ou viciés, ne pouvaient l’élever jusque-là. En voyant venir l’inconnue, il crut retrouver une figure de connaissance, une figure qu’il aurait vue dans un autre pays, ou même dans un autre monde. Aussi, quoiqu’elle fût vêtue en fille du peuple, il l’accueillit comme une amie.

— Quoi ! mademoiselle, lui dit-il d’un air d’admiration, vous dites que vous êtes passablement belle ? dites donc passionnément.

— Point du tout, dit-elle avec le plus joli sourire du monde.

— En vérité, mademoiselle, vous venez à propos ; je cherchais un beau sentiment à répandre sur cette vierge ; peut-être vais-je le trouver chez vous. Inclinez un peu la tête sur le cœur, posez la main sur ce fauteuil. — Vous, Rosine, détournez le rideau rouge.

Boucher ne vit pas le regard douloureux que lui lança la jeune fille ; elle obéit en silence, tout en se demandant si elle n’était plus bonne qu’à détourner le rideau. Elle alla s’asseoir dans un coin de l’atelier pour voir tout à son aise et sans être vue celle qui venait troubler son bonheur. Mais à peine était-elle sur le divan, que Boucher, qui aimait la solitude à deux, lui conseilla de retourner chez sa belle-mère, tout en lui recommandant bien de venir le lendemain de bonne heure. Elle sortit sans dire un mot, la mort dans le cœur, pressentant qu’elle serait oubliée pour celle qui restait en tête-à-tête avec son amant. Elle essuya ses larmes au bas de l’escalier. — Hélas ! que va dire ma belle-mère en me voyant si triste ? — Elle se promena dans la rue pour donner à sa tristesse le temps de s’évanouir.

— D’ailleurs, reprit-elle, en attendant un peu, je la verrai descendre à son tour ; je pourrai découvrir ce qui se passe dans son cœur. C’est décidé, je veux l’attendre.

Elle attendit. Plus d’une heure se passa ; le modèle posait pour tout de bon. Boucher gâtait à plaisir sa belle figure de vierge en voulant y mêler deux types.