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La Bruyère se plaint, en commençant son livre, de la difficulté qu’il y a de venir tard ; Chœrilus de Samos, au début de ses Poèmes persiques, s’en plaignait également. Virgile, au troisième livre des Géorgiques, accuse aussi la même difficulté de se faire jour : Omnia jam vulgata…, et Tite-Live, dans la préface de son histoire, semble comme accablé d’avance sous le nombre de je ne sais quels illustres devanciers : « … Et, si in tanta scriptorum turba mea fama in obscuro sit, nobilitate ac magnitudine eorum, meo qui nomini officient, me consoler. » Les érudits seuls savent peut-être aujourd’hui quelques noms de cette foule de poètes et d’historiens célèbres, d’où se sont dégagés à grand’peine Tite-Live et Virgile.

Dans le volume de reliques dites alexandrines, que j’ai sous les yeux, Parthénius de Nicée y est pour sa part ; ce Parthénius qui, jeune, avait été fait prisonnier dans la guerre de Mithridate, devint à Naples le maître de Virgile. On cite un vers des Géorgiques qui est tout entier emprunté à Parthénius par son élève reconnaissant. Il avait écrit des Métamorphoses qui ont peut-être inspiré Ovide. Ce qui paraît plus certain, c’est que le petit poème du Moretum de Virgile est traduit du grec de Parthénius. Ce Moretum, si l’on s’en souvient, est le nom d’une espèce de sauce ou de brouet à l’ail que faisaient les paysans ; à propos de cette sauce et de sa préparation, la vie pauvre et misérable que menaient les gens de campagne se trouve décrite, dès l’aube du jour, avec un détail et une réalité qui semblerait n’appartenir qu’à la poésie d’aujourd’hui, à celle de Crabbe, par exemple, ou encore à celle de Regnier. Théocrite, dans ses idylles même les plus agrestes, n’a rien qui approche de la vérité nue et de la crudité inexorable dont ce bel-esprit asiatique de Parthénius et, à son exemple, le délicat Virgile ne se firent pas faute en ce singulier échantillon. Voilà donc un genre qu’on était tenté de refuser à l’antiquité, et qui se retrouve à l’improviste entre les plus belles pages. Combien de fois, si l’on avait tant soit peu jour sur ce qui s’est perdu, ne recevrait-on pas de ces démentis !

Je ne sais si tous ces exemples, et celui d’Euphorion en particulier, le tendre et gracieux poète (car j’aime à le croire gracieux et tendre), de ce poète tout entier enseveli, ne m’ont point un peu trop frappé l’imagination, mais je voudrais bien être le docteur Néophobus pour oser lancer d’un air d’exagération certaines petites vérités. Que si seulement j’avais l’honneur de vivre du temps de ces élégans humouristes MM. Steele et Addison, et de correspondre avec leur feuille excellente dont le goût tout classique n’excluait le songe ni l’allégorie, voici comment je tournerais la difficulté. Je n’aurais qu’à supposer que le soir, ayant lu, avant de m’endormir, quelques pages des Analecta alexandrina, les auteurs eux-mêmes m’apparurent en songe, accompagnés de toute la foule des ombres poétiques dont le temps avait dispersé les restes et nivelé les tombeaux. Et puisque c’est un rêve qui se dessine à ma pensée en ce moment, qu’on me laisse continuer d’y rêver. C’était un lamentable spectacle que celui de toutes ces ombres une fois