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avons la philosophie de l’histoire, qui a mis et mettra bon ordre à tout cela. Et pourtant de tels motifs de garantie future que j’embrassais de grand cœur, et auxquels je ne cessais de croire dans mon songe (car vous n’oubliez pas que c’en est un), ne le rendaient pas moins mélancolique et moins sombre ; mon pauvre Euphorion, avec la foule innombrable et confusément plaintive de ses poètes déshérités, déchus, ensevelis, ne se laissait pas oublier, et ils faisaient tous la ronde autour de moi, tellement que mes idées commençaient à vaciller un peu. Tout est bien, tout est mieux, me disais-je ; mais, à force de mieux et par la vertu même de ce progrès continu que rien désormais ne saurait enrayer, ne serait-il pas possible que l’équivalent de cette grande catastrophe et de ce grand naufrage d’oubli se retrouvât un jour pour nous aussi, pour nos âges si superbes ? L’imprimerie, notre grand secours, à force de nous venir en aide, ne finira-t-elle point par produire un ensevelissement d’un genre nouveau ? Les langues iront se perfectionnant à coup sûr, mais à ce point qu’on pourrait bien ne plus parler, ne plus savoir exactement la nôtre. Bref, par une cause ou par une autre, à un certain moment, il nous arrivera, à nous modernes, comme à l’antiquité, un peu moins si vous le voulez ; le temps l’a décimée, on nous triera. Dieu sait ce qu’il adviendra alors des grands écrivains de toutes langues, et ce qui sera décrété grand écrivain en ce renouvellement ! Et j’en revenais à mes Euphorion, Gallus, Philétas, Parthénius, Varius ; heureux encore si l’on sauve le Virgile ! Ce sera à la garde de Dieu, et non plus des barbares, mais des gens de goût de ce temps-là.

Mes idées s’obscurcirent de plus en plus ; je me trouvai transporté dans les galeries supérieures de la Bibliothèque royale, qui me semblaient se prolonger à l’infini ; les livres y affluaient de toutes parts, surchargeaient les rayons, débordaient les combles, et s’entassaient sur le plancher à le faire plier. Moi-même j’éprouvais une espèce de cauchemar comme si j’avais porté sur la poitrine tout ce docte poids, et, n’y tenant plus, je m’écriai dans le délire : « Tout est ruine ; c’est une illusion aux écrivains de croire qu’ils sont à l’abri désormais, et que l’imprimerie les sauve. Oui, pour deux ou trois siècles peut-être, et puis c’est tout. Et encore quelle altération rapide de la pensée et de l’œuvre dans ces reproductions fautives ! Puis, à un certain moment, on ne vous réimprime plus, et alors c’est l’affaire du ver qui ronge le chiffon en plus ou moins de temps ; même sans inondation et sans incendie, on périt de sécheresse ou d’humidité. L’histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, avec variante, est encore la nôtre ; nous serons dévorés, et, quand la dernière postérité nous voudra connaître par quelque échantillon, qu’importe ? un seul lui tiendra lieu de tous ; le premier trouvé la dispensera des autres. »

J’étais arrivé au dernier paroxisme de mon rêve, je m’éveillai en poussant un cri. Il était jour ; l’horizon me parut serein. Un Homère entr’ouvert sur ma table, et que j’avais lu la veille avant l’Euphorion, me montra qu’il y avait