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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

borné à laisser faire ; les autres ont fait. C’était à l’insu de toutes ces femmes que Dorothée me recevait par l’entremise de sa confidente Célie, fille de bon naturel qui acceptait ou prenait avec une certaine discrétion féminine et non avec une avidité de griffon. Dorothée eut un jour la fantaisie de subvenir, par voie de charité, aux ornemens de ma toilette, et j’acceptai bassement une chaîne d’or et quelques écus d’origine mexicaine : il semblait que nous en fussions déjà aux dépouilles de l’Indien. Comme il y avait des intervalles dans nos entrevues, il était indispensable de nous écrire afin que je pusse me tenir sur mes gardes contre don Bela. Je l’avais blessé une nuit où, s’étant montré jaloux de ma voix, comme moi de ses mains, il avait voulu se donner le renom de bon spadassin auprès de Dorothée, qui l’avait en telle horreur, qu’elle chantait souvent sur la harpe :

Je le souhaite libéral,
Je ne le veux pas vaillant.

Afin donc de maintenir ma liaison avec Dorothée, et de prévenir la vengeance que don Bela prétendait tirer de sa blessure, j’arrivais à la fenêtre, vers dix heures, en habit de pauvre ; Célie sortait pour me faire l’aumône, et soit dans le pain, soit avec l’argent qu’elle me donnait, elle m’apportait un billet de Dorothée, et en recevait un de moi pour elle. Cela se faisait du plein gré de Theodora, si bien que l’on me nommait le pauvre de la maison ; don Bela en était le riche. Ainsi étaient réparties les destinées. Il m’arrivait souvent de m’entretenir avec Dorothée ; je me couchais tout de mon long sous la jalousie de sa fenêtre, qui descendait jusqu’à terre. Là je feignais de dormir ; Dorothée venait, et, debout dans l’embrasure de la fenêtre, elle me parlait, et j’élevais mes regards jusqu’à la splendeur de sa beauté. Don Bela me rencontrait parfois dans cette attitude, et, sans prendre garde à moi, il appelait sans gêne et entrait avec assurance. Voilà où m’avait réduit la fortune ; dans une maison où j’avais été cinq ans seigneur absolu, on m’accordait à peine, devant la porte, l’espace nécessaire pour y étendre mon corps sur le pavé, ayant pour dais une jalousie.

Dans un tel état de choses, les dangers et les mésaventures ne me manquaient pas. Une nuit entre autres, les gens de police, venant à passer à côté de moi, me firent lever pour me conduire en prison, en dépit de tout ce que leur disait Dorothée, que j’étais un pauvre favorisé dans cette maison : Theodora, Célie, Philippa et les esclaves, accourues au bruit, s’empressaient toutes de confirmer son témoignage ; mais depuis que les toiles d’araignée, arrêtant les petites mouches, laissent passer les grosses, ces hommes de police, soumis et rampans devant les puissans, exercent volontiers leur pouvoir sur les misérables. N’ayant donc point d’or à donner à mes sbires, ils me conduisirent comme un voleur à la rue de Tolède, et, m’ayant ôté mon vieux chapeau de mendiant, ils découvrirent ma belle chevelure, qui donna un démenti éclatant à mon costume. Heureusement ils s’arrêtèrent dans un cabaret