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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/920

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REVUE DES DEUX MONDES.

pour boire ; alors, tandis qu’ils buvaient, je confiai mon salut à mes jambes, et ma réputation à ma bonne poitrine, et je fis si bien des unes et de l’autre, que les sbires restèrent ébahis derrière moi, comme le chien de Ganimède à la vue de l’aigle ravisseur.

Bientôt après, Marfise eut la fantaisie de me faire une chemise avec une garniture jaune brodée, comme il vous souviendra que c’était alors la mode. Elle m’annonça sa résolution par ce billet : « Si tu ne crains pas, Fernando, que dame Dorothée te fasse une querelle à propos d’une chemise que je te brode, permets-moi de te l’envoyer. Je mérite bien que tu me fasses ce plaisir, par tout le sang que j’ai versé de mes piqûres, charmée d’avance de l’idée de t’en voir paré. Cependant si elle devait être un sujet de brouillerie entre vous, je ne l’achèverais pas : je ne veux point t’occasionner de tracasseries ; je serais jalouse de la peine que te coûterait ton raccommodement. »

À ces exigences jalouses et à cette recherche dans les vêtemens, j’opposais ma modestie ; car, quoique je me mette d’ordinaire avec soin, je n’ai jamais songé à me faire remarquer par-là. Effectivement, si la jeunesse peut faire excuser bien des choses, l’envie n’en épargne aucune, elle s’en prend à l’habit comme à l’esprit, et les hommes les plus exposés à ses morsures sont ceux qui joignent à quelque talent les agrémens de la personne. J’eus beau dire, Marfise l’emporta : la chemise achevée, elle me l’envoya par une esclave, avec un billet. Oh ! que de précautions ils exigent les billets ! La nuit venue, j’écrivis à Dorothée, et je mis la lettre dans la même poche où j’avais déjà mis celle de Marfise, après l’avoir lue, et ce fut cette dernière au lieu de l’autre que je donnai à Célie. Or, vous allez voir maintenant, César, si l’on n’est pas quelquefois heureux par malheur. Je me couchais à peine, pour attendre la matinée où Dorothée promettait de venir me voir (par le dernier billet que j’avais reçu d’elle et en échange duquel j’avais donné celui de Marfise), lorsque des coups à la fenêtre et la voix de Jules m’avertirent que Philippa et Célie étaient là. Je crus avoir passé toute la nuit dans cette imagination, et que c’était Dorothée qui arrivait au rendez-vous, lorsque Philippa et Célie entrèrent toutes les deux, me montrant le billet de Marfise, soutenant que le trait était de ma part un outrage volontaire, non une méprise, et ajoutant à cette accusation toutes les injures que put leur suggérer leur fureur ou leur permettre ma fierté. J’avouai mon tort, en niant seulement l’intention ; mais, rien ne pouvant les satisfaire, je pris le parti de me consoler, et je rendis grace à la fortune, qui, par une voie si étrange, me vengeait de Dorothée.

De part et d’autre, les billets allèrent, les billets vinrent, et l’ultimatum auquel s’arrêta la colère de Dorothée fut que je lui donnasse la chemise ou qu’elle fût déchirée sous ses yeux. Une pareille satisfaction me sembla contraire à tous mes devoirs envers une femme aussi distinguée que Marfise, et la paix, dont je me souciais moins à chaque instant, ne pouvant être conclue à d’autres conditions, elle ne fut point conclue. Ô temps ! fortune mobile ! ô condition humaine ! ô amour vengé !