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LA PEINTURE SOUS LOUIS XV.

le peintre des fées avec beaucoup de sens ; il n’a vécu, il n’a aimé, il n’a peint que dans le monde des fées.

Après ces deux échecs décisifs, Boucher s’abandonna plus que jamais à la coquetterie espiègle et à la grace maniérée de son talent. Son atelier redevint un boudoir très hanté des comédiennes. Il n’avait pas vingt-six ans ; il était recherché partout, d’abord pour son talent, ensuite pour sa bonne mine. Les académiciens seuls le repoussaient, parce qu’il avait les allures dédaigneuses d’un gentilhomme, parce qu’il se moquait un peu de la gravité de ces messieurs, peut-être aussi parce qu’il se moquait de l’art. Mais quels étaient alors les académiciens ! À part Jean-Baptiste Vanloo et Boulogne, ces messieurs avaient-ils le droit de repousser Boucher ? Aux yeux de tous les juges sensés, il remporta le prix de Rome ; cependant l’Académie ne jugea pas ainsi. Il n’en partit pas moins pour Rome : troisième et dernière tentative pour trouver l’art et la nature ; mais il donna raison à l’Académie, car il perdit son temps dans la cité des arts. Il trouva Raphaël fade et Michel-Ange bossu ; il osa le dire tout haut : pardonnez-lui cette profanation ou cet aveuglement. « Critiquer Dieu, passe encore ; mais Raphaël, mais Michel-Ange ! » C’est Diderot qui parle ainsi.

Boucher était parti pour Rome avec Carle Vanloo ; il revint seul, sans argent, sans études, niant tous les chefs-d’œuvre. Que pouvait-on augurer alors d’un pareil peintre ? On ne désespéra pas de lui cependant. « Son esprit l’a perdu, son esprit le sauvera, » disait le comte de Caylus : mot juste et profond qui peint bien le talent de Boucher. En effet, à peine de retour, il redevint à la mode ; il n’eut qu’à peindre pour être applaudi ; il eut des commandes à la cour, à l’église, au théâtre ; tous les grands hôtels, tous les châteaux splendides, s’ouvrirent à son gracieux talent. Il travailla le jour et la nuit, se moquant de tout le monde et de lui-même, créant comme par magie des Vénus dans des chœurs d’anges et des anges armés de flèches. Il avait bien le temps d’y regarder de si près. Il allait, il allait, rapide comme le vent, achevant le même jour une Visitation pour Saint-Germain-des-Prés, une Vénus à Cythère pour Versailles, un dessin pour des décors d’opéra, un portrait de duchesse et un tableau de mauvais lieu, inspiré tour à tour par Dieu et Satan, ne croyant plus à la gloire, se donnant corps et ame à la fortune. Durant tout le reste de sa vie, il ne se fit pas moins de cinquante mille livres de revenu, c’est-à-dire cent mille livres d’aujourd’hui. Il mena grand train. Outre son revenu, il fit des dettes ; il afficha la philosophie du temps ; il se