Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/94

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
88
REVUE DES DEUX MONDES.

moqua de tout ce qui était noble, digne et grand ; il mit en doute Dieu et tout ce qui nous vient de Dieu, la vertu du cœur, les aspirations de l’ame. Il donna des fêtes royales, une entre autres qui lui coûta plus d’une année de travail, fête célèbre appelée la fête des dieux. Il avait voulu représenter l’olympe et toutes les divinités païennes. Il s’était déguisé en Jupiter ; sa maîtresse, déguisée en Hébé, c’est-à-dire très court vêtue, avait passé la nuit à verser de l’ambroisie à tous les dieux et à toutes les déesses de contrebande. Les académiciens, surpris de ces hauts faits, se décidèrent à accueillir Boucher, dont l’école bruyante avait effacé l’Académie. Boucher, nommé, n’en devint pas davantage académicien. Il continua de vivre en enfant prodigue et de peindre en artiste sans foi.

Il ne se contentait pas de peindre, il gravait et sculptait ; il a gravé un grand nombre de sujets de Watteau ; il a sculpté en petit des groupes et des figurines pour Sèvres. Sa gravure et sa sculpture sont dignes de ses meilleurs tableaux ; c’est la même grace, le même esprit et le même sourire. En se multipliant ainsi, Boucher se répandait partout : on voyait en même temps ses amours joufflus sur les chenets, ses nymphes sur les pendules, ses gravures dans les livres, ses tableaux de toutes parts.

Boucher cependant ne vendait pas ses œuvres à un très haut prix ; il devait son grand revenu à sa prodigieuse facilité. Mme Geoffrin lui avait acheté deux de ses plus jolis tableaux moyennant deux mille écus ; ce ne furent pas d’ailleurs les plus mal payés. L’impératrice de Russie les racheta à Mme Geoffrin moyennant trente mille livres. Mme Geoffrin alla au plus vite trouver Boucher et lui dit : « Je vous avais bien dit que les tableaux sont placés chez moi à hauts intérêts ; voilà vingt-quatre mille livres qui vous reviennent pour l’Aurore et Thétis. » Ce n’était pas la première fois que la bonne Mme Geoffrin se livrait à ce commerce ; elle avait commencé avec Carle Vanloo.

Peu de temps après son retour de Rome, il devint amoureux d’une jeune fille de la bourgeoisie, Mlle Marie Perdrigeon. C’était, selon les mémoires, une des plus belles femmes de France, peut-être la plus belle. Son portrait est à Versailles. Raoux l’a représentée en vestale. Vous pouvez la voir entretenant le feu sacré, — le feu sacré de qui ? — non pas de Boucher ni d’elle-même, car, s’il y a du feu sacré dans ce tableau, il est dans les regards de la vestale. Boucher l’aima si éperdument, que, n’espérant pas la séduire, il se résigna à en passer par le mariage, « quoique, disait-il plaisamment, le mariage ne fût pas dans ses habitudes. » Devenue sa femme, elle posa