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tencieux, fort pénétré de la bonne renommée qu’il avait acquise par soixante ans d’une vie exemplaire et d’une irréprochable probité. Intelligent, laborieux et doué de l’esprit d’ordre qui répare les mauvaises affaires et fait fructifier les bonnes, il avait nourri et élevé une famille nombreuse, dont le dernier enfant, qui était Bruno Brun, avait survécu seul, et après avoir amassé un petit bien qui suffisait à le faire vivre, il s’était retiré, laissant son fils en voie de prospérité et lui abandonnant tout-à-fait la direction du commerce d’orfèvrerie que la famille Brun exploitait depuis quatre générations.

— Eh bien ! Bruno, dit le vieillard après avoir embrassé sa sœur et sa belle-fille, serré la main de son fils et reçu l’accolade de Madeloun, eh bien ! comment vont les affaires ?

— Tout doucement, mon père, répondit l’orfèvre ; on ne vend rien pour le moment.

— Ça ne m’étonne pas ; depuis le jour de saint Lazare jusqu’à celui de la rentrée du parlement, on pourrait fermer boutique ; mais, après la messe du Saint-Esprit, les bénéfices recommencent. En attendant, on se contente de petits profits. Gagnes-tu quelque chose sur la fonte des galons ?

— Je n’en sais rien, mon père ; je verrai à la fin de l’année, répondit tranquillement Bruno Brun.

Le vieil orfèvre fit un geste de mécontentement à ce mot, et, se levant en silence, il alla dans la boutique, où son fils le suivit. Madeloun, qui, pour le moment, gardait le comptoir, revint trouver les deux femmes dans l’arrière-boutique.

— Bonne sainte Vierge ! dit-elle, mon maître a ouvert le coffre de la belle orfèvrerie, le tiroir des montres, l’armoire des ornemens d’église, et il n’a pas l’air content.

— Depuis trois ans, Bruno n’a point fait d’inventaire, dit misé Marianne ; je ne suis pas fâchée que son père mette ordre à cela.

Un moment après, le vieux Bruno rentra dans l’arrière-boutique, le visage pâle et bouleversé ; l’orfèvre le suivait tout tremblant.

— Je te dis que je n’ai pas besoin de visiter tes livres pour voir où en sont tes affaires, dit le vieillard en s’asseyant. — Madeloun, va pousser le loquet de la boutique et reste au comptoir. — Ma sœur, ma belle-fille, ajouta-t-il en se tournant vers les deux femmes qui le regardaient d’un air surpris et effrayé, il faut que vous sachiez la vérité : les affaires de Bruno, qui sont aussi les vôtres, vont mal. Il n’y a pas trois cents livres chez lui, et du 1er au 15 du mois prochain il doit payer près de deux mille livres.