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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/933

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MISÉ BRUN.

— Je ferai d’autres billets, dit l’orfèvre ; j’ai du crédit.

— Par les cornes du diable, voilà une grande idée ! interrompit le vieux Bruno, hors de lui à ce mot ; c’est de l’argent qu’il faut faire, et non pas des billets, de l’argent ! entends-tu bien ?

— Oui, mon père ; mais pour cela il faut vendre, et, à moins que j’aille trouver les juifs…

— Tais-toi, interrompit encore le vieillard, tais-toi ; tu n’as ni prudence, ni jugement, ni ressources dans l’esprit, ni résolutions dans l’ame. Comment ! tu ne vois pas d’autre moyen de te tirer d’affaire ? tu ne trouves aucun expédient, rien absolument ?

Et comme Bruno Brun hochait la tête d’un air confus et semblait réfléchir, le vieux Brun ajouta en haussant les épaules :

— Tiens, voilà Madeloun qui te dira comment on peut vendre en vingt-quatre heures pour deux ou trois mille livres de montres et de joyaux, sans avoir affaire à cette postérité de Judas qui donne son argent au poids de l’or.

— Oui, je le sais, s’écria la servante en se redressant comme un invalide au souvenir de ses campagnes ; une fois, à la foire d’Apt, nous avons vendu dans une après-midi pour douze cents écus de marchandises.

— C’est cela même. Quand le chaland ne vient pas, il faut l’aller trouver, reprit le vieux Brun d’un ton de décision et d’autorité. Le jour de saint Michel, il y a une grande foire à Grasse ; Bruno, tu feras deux caisses, l’une d’horlogerie, l’autre d’orfèvrerie et de bijoux, et tu iras tenir boutique là-bas pendant trois jours. Ta femme t’accompagnera pour t’aider à la vente. Moi, je resterai ici et garderai la maison avec ma sœur et Madeloun ; les vieilles gens ne sont plus bons qu’à cela.

— Et à tirer d’affaire par leurs conseils ceux qui manquent d’expérience, de sagesse et de jugement, ajouta d’un air rogue la tante Marianne.

— Il s’agit d’emballer aujourd’hui même la marchandise et de partir après-demain, continua le vieil orfèvre ; nous n’avons pas de temps à perdre. Allons, Bruno, à la besogne !

L’orfèvre obéit sans observations ; mais on voyait clairement, à son air inquiet et effaré, que l’idée de ce voyage lui plaisait fort peu, et qu’il l’entreprenait avec toutes sortes de craintes et de mauvais pressentimens. Il n’osa rien manifester à son père ; mais, en allant et venant, il dit à la tante Marianne : — Je devrais faire mon testament et me mettre en état de grace avant de partir ; les chemins ne