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et répondit : Je crois que c’est du raisin muscat de Frontignan. Et après avoir fait cette profonde observation, il se rendormit.

Misé Brun passa cette première journée dans une sorte de ravissement ; les ressorts paralysés de son ame se détendaient ; le grand air, le mouvement, la jetaient dans une sorte d’ivresse douce et réfléchie ; elle se sentait vivre avec bonheur dans cette atmosphère pure et lumineuse à laquelle ses regards n’étaient pas habitués. Il y avait dans ses sensations quelque chose de semblable à l’indicible joie du prisonnier qui passe des ténèbres éternelles de son cachot à la lumière du soleil.

Mais avant la fin du jour des pensées inquiètes se mêlaient déjà aux douces impressions du voyage. Une folle espérance s’emparait peu à peu de son cœur ; il lui semblait qu’elle devait rencontrer encore une fois M. de Galtières, et qu’elle allait au-devant de lui sur ce chemin qui conduisait au lieu de sa naissance. Son cœur palpitait lorsqu’elle apercevait, sur la ligne blanche et poudreuse qui serpentait au flanc des collines ou s’allongeait dans les vastes plaines, un point noir qui grandissait rapidement, en venant à sa rencontre. Lorsqu’elle pouvait reconnaître enfin que celui qu’elle avait pris de loin pour un élégant cavalier était un pauvre colporteur monté sur un maigre roussin, ou bien un lourd villageois qui trottait fièrement sur son jumart, orné de grelots et de pompons de laine comme une mule andalouse, lorsqu’elle voyait combien elle s’était abusée, elle se détournait en souriant et en soupirant à la fois. Chaque nouvelle rencontre lui causait une nouvelle émotion ; son cœur se plaisait à ce jeu, et allait au-devant de cette illusion, dont elle était si tôt détrompée.

Les grandes routes, à cette époque, étaient moins fréquentées et plus mal entretenues que nos plus humbles chemins vicinaux ; il fallait une journée pour faire dix lieues à travers d’effroyables ornières et sur des pentes dangereuses, qu’il eût été imprudent de descendre autrement qu’au petit pas. Le surlendemain de leur départ, les voyageurs arrivaient à Fréjus, l’ancienne cité romaine, et ils avaient encore une forte journée de marche avant de se trouver enfin à Grasse.

Jusqu’alors, Bruno Brun avait poursuivi sa route sans paraître inquiet des mauvaises rencontres auxquelles il était exposé ; mais, au moment d’entrer dans les solitudes montagneuses qui séparent les deux villes, il fut assailli tout à coup par des souvenirs peu rassurans. Les bois de l’Esterel avaient une effrayante célébrité ; des bandes de malfaiteurs y avaient souvent trouvé, pendant des années entières,