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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/937

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MISÉ BRUN.

mener la carriole se tenait à la tête du cheval et sifflottait en faisant claquer son fouet.

— Vous voilà prêts ; allons ! dit le vieux Brun en se rangeant afin de laisser passer Madeloun, qui apportait une chaise pour remplacer le marche-pied. Mais la jeune femme s’élança légèrement à sa place sans s’aider de ce point d’appui, et dit en frappant dans ses mains avec une joie et une vivacité d’enfant : — Allons ! allons ! Bruno ! il faut partir.

— Quelle évaporée ! murmura la tante Marianne en présentant sa joue sèche au baiser d’adieu de l’orfèvre ; ah ! mon neveu, je n’eusse pas été de trop là-bas pour surveiller ta femme. Elle va se trouver bien exposée à ton côté. Enfin, à la garde de Dieu !

L’orfèvre fit un grand soupir en serrant une dernière fois la main de sa tante, celle de son père, et prit place près de misé Brun.

— Que Dieu conduise à bon port le marchand et la pacotille ! dit le vieux Brun ; allons, Michel !

Le rustre sauta sur le brancard en fouettant son cheval, la carriole partit au bruit retentissant de ses ferrailles, et traversa au petit trot les rues désertes. Mais en arrivant à la porte de la ville le cheval prit une allure moins glorieuse et manifesta l’invariable habitude qu’il avait d’aller au pas sur les grands chemins.

Misé Brun, qui avait témoigné au départ une satisfaction si animée, était devenue tout à coup silencieuse : l’aspect des champs au lever du jour, les ineffables harmonies qui résonnaient dans l’air, à mesure que la création entière s’éveillait, la frappaient d’une admiration mêlée d’attendrissement. Elle contemplait, dans une muette extase, les vastes horizons qu’elle avait si souvent rêvés à l’ombre des murailles qui lui laissaient apercevoir à peine un coin du ciel. L’orfèvre, renversé en arrière sur la lanière de cuir qui servait de dossier, semblait sommeiller malgré les cahots et le grincement des roues. Les beautés du paysage le frappaient très peu ; il n’admirait rien dans la nature champêtre, qu’il n’avait guère vue du reste, et les aspects nouveaux qui se succèdent dans les contrées montagneuses ne le distrayaient pas de l’ennui de la route. Une fois, cependant, comme le chemin côtoyait un riche vignoble, il ouvrit ses yeux à demi comme pour regarder les ceps, qui ployaient sous des grappes semblables aux fruits de la terre promise.

Michel, le conducteur, s’apercevant de ce mouvement, lui dit avec admiration : Voilà du beau raisin de Malvoisie ! L’orfèvre hocha la tête et parut réfléchir. Une demi-lieue plus loin, il rompit le silence