Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/944

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
938
REVUE DES DEUX MONDES.

miné scélérat, n’était pas exempt de certaines répugnances ; je ne puis pas voir ces masques-là ; le cœur me tourne…

— Si je les regardais de plus près, je les reconnaîtrais peut-être, reprit l’orfèvre en clignant les yeux pour mieux voir ; ils sont certainement de la bande des six qui furent roués dernièrement. L’arrêt portait qu’on en mettrait deux à Bonpas, deux au bois des Taillades, et deux à l’Esterel. Aussi le bourreau arrangea les têtes dans un panier et ne nous remit que les corps.

— On vous a remis les corps ? répéta Siffroi.

— Oui, et j’ai de mes mains aidé à les ensevelir par charité, répondit l’orfèvre d’un air d’humilité glorieuse ; je suis de la confrérie des pénitens bleus qui enterre les suppliciés. Messieurs du parlement nous ont taillé beaucoup de besogne cette année.

— Pouah ! j’aimerais mieux tuer un homme que de mettre la main sur ces corps qu’a maniés le bourreau, dit Siffroi en fouettant son cheval avec un juron énergique.

Après six heures d’une marche interrompue par de courtes, mais fréquentes haltes, les voyageurs arrivèrent au point le plus élevé du passage. La route, en cet endroit, devenait presque impraticable, et ressemblait au lit desséché d’un torrent. Les monts au pied desquels elle tournait étaient couverts d’un manteau de verdure que trouait çà et là quelque roc chauve et dentelé. De minces filets d’eau murmuraient sur ces pentes rapides, dont ils entretenaient la fraîche végétation, et formaient de petites cascades qui bondissaient dans la mousse et baignaient les touffes de capillaires éparses entre les rochers. De tous côtés, la vue se perdait dans les verts horizons de la forêt, et nul autre bruit que celui du vent et des eaux ne troublait le silence de ces lieux sauvages. Pourtant une colonne de fumée qui s’élevait derrière les arbres annonçait le voisinage de quelque habitation.

— Il y a du monde ici ! s’écria l’orfèvre en considérant avec une satisfaction mêlée d’inquiétude la spirale de fumée que misé Brun venait de lui faire apercevoir. Mon brave garçon, ajouta-t-il en s’adressant à Siffroi, sais-tu bien où nous sommes ?

— Certainement ; nous allons arriver au logis de l’Esterel ; c’est un endroit que je connais comme la maison de mon père, et où je suis sûr d’être bien reçu, répondit froidement l’audacieux coquin.

— Nous y voilà, dit misé Brun en montrant une assez grande maison que l’on apercevait tout à coup en tournant un bouquet de chênes verts qui l’abritait contre les vents du nord.