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MISÉ BRUN.

ses mains jointes. — Je vais donc passer ici cette nuit sous votre sauvegarde, dit-elle enfin ; demain je repartirai, certaine de ne plus vous revoir, mais je n’oublierai jamais votre nom dans mes prières.

— Mon nom ? dit-il étonné.

— Le nom de M. de Galtières, répondit misé Brun.

— Qui vous l’a appris ? s’écria-t-il en tressaillant.

Elle lui raconta alors tout ce que lui avait dit Madeloun, ainsi que la triste fin de la Monarde. Il l’écouta, concentré dans une pénible attention, et après il lui dit avec un sourire amer : — Oui, tels ont été les tristes commencemens de ma vie, des fautes et des malheurs !

— Et à présent ? demanda la jeune femme avec un accent ineffable et en arrêtant sur lui son regard pénétrant et doux.

— À présent, répondit-il en baissant la voix, mon existence est celle d’un homme condamné à passer et à repasser sans trêve ni repos sur un abîme où il doit tomber et périr enfin.

— La miséricorde de Dieu ne permettra pas qu’un pareil malheur s’accomplisse, murmura misé Brun en levant les yeux au ciel.

— Une autre existence serait possible, reprit-il après un silence ; j’y avais songé ; je m’y préparais. — J’allais quitter pour toujours le royaume lorsque je vous ai rencontrée.

Elle le regarda fixement à ce mot, et lui dit avec une altération dans la voix qui démentait le calme et la fermeté de ses paroles : — Vous devez accomplir ce projet ; si je croyais avoir quelque empire sur votre esprit, je vous supplierais de quitter pour toujours ce pays, où votre vie n’est pas en sûreté, et dans lequel aucun des motifs qui attachent le cœur de l’homme aux lieux où il est né ne peut vous retenir.

— Il est vrai, répondit-il ; j’ai perdu tout ce qui fait le bonheur et l’orgueil des autres hommes : ma place au foyer paternel, mon rang dans le monde ; je ne rentrerai plus dans la demeure où j’ai passé les tranquilles années de mon enfance et de ma première jeunesse, mon nom a été rayé du livre de famille, et je suis mort pour tous les miens. Pourtant je suis resté… je suis resté dans l’espoir incertain de vous revoir.

Elle se leva en pâlissant et voulut fuir, car elle sentait que les voix auxquelles elle avait coutume d’obéir se taisaient en elle, et que la religion, le devoir, l’honneur, étaient vaincus, sinon trahis. Mais M. de Galtières la retint avec une sorte de violence suppliante : — Écoutez, lui dit-il, c’est ma vie, mon salut et votre propre bonheur