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tune dut s’accroître de jour en jour : propagée dans les universités du nord par des hommes de talent, elle ne tarda pas à s’emparer des esprits, en même temps qu’elle embrassait dans ses larges développemens le monde entier, la science entière. Déjà Hegel avait élevé un monument à chaque partie de la connaissance humaine : dans la théologie, dans l’histoire, dans la jurisprudence, partout il avait imposé sa doctrine, que rien ne faisait fléchir. À sa mort, ses disciples, se partageant son empire, continuèrent ce travail immense, en sorte qu’aucun côté de la science ne leur échappa et que l’univers des idées leur appartint.

Ce n’est pas tout : cette philosophie, depuis son apparition à Berlin, avait été acceptée, protégée, proclamée par l’état : elle s’alliait et se confondait avec lui ; elle semblait en être, si cela peut se dire, une apothéose, une transfiguration idéale. Hegel, qui saluait dans les peuples germaniques une race privilégiée, prédestinée au développement de l’idée divine, et, dans l’état, le plus haut terme de ce développement, avait servi à inspirer un patriotisme orgueilleux et convaincu qui entrait profondément au cœur de la Prusse. En 1817, le ministre de l’instruction publique, M. le baron d’Altenstein, avait appelé à Berlin Hegel, qui professait sans éclat à Heidelberg, et il était lui-même un de ses plus grands admirateurs. Frédéric-Guillaume III eût désiré que Hegel, par l’ascendant de son génie, devînt comme le chef d’un protestantisme supérieur, sa philosophie étant née de la réforme et s’y appuyant : il voyait avec orgueil s’établir dans ses états ce pontificat philosophique qui couronnait à la fois la libre science et la libre théologie de l’Allemagne du nord, mais qui devait bientôt ouvrir à cette théologie sa période la plus agitée et la jeter dans des entreprises inouies. Hegel était donc tout puissant à Berlin : ses amis siégeaient au conseil de l’instruction publique, ses élèves occupaient des chaires à ses côtés, et, dans toute la Prusse, à Breslau, à Halle, à Kœnigsberg, de jeunes docteurs s’établissaient fièrement comme en un pays conquis. Jamais philosophie n’avait eu, avec l’empire des ames et de l’infini, une plus large part dans les biens temporels ; je ne dis rien de trop en affirmant qu’elle unissait la religion et l’état, qu’elle semblait surpasser dans la science la merveille civile du moyen-âge, en faisant asseoir sur le même trône le pape et l’empereur, Grégoire VII et Henri IV réconciliés.

C’était là le spectacle que présentait la Prusse sous le règne de Frédéric-Guillaume III. La fierté hautaine de la philosophie de Hegel, sa calme et imposante grandeur, dominaient cette société ;