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SITUATION INTELLECTUELLE DE L’ALLEMANGNE.

l’alliance de l’état et de la science, solennellement accomplie, avait été un véritable évènement. Bien que tous les penseurs ne se fussent pas soumis à l’autorité de la doctrine hégélienne, comme on n’avait pas encore découvert ce qu’il y avait de dangereux dans ce système, tant de puissance, tant de majesté satisfaisait les esprits, et dans ce grand édifice l’Allemagne voyait avec orgueil un témoignage de sa force. À côté de Hegel, il y avait de nobles écrivains qui, sans accepter ses doctrines, ne les combattaient pas encore. Il y avait Hengstemberg, qui défendait avec une vigueur tranquille la vieille orthodoxie luthérienne ; il y avait Schleiermacher, cet esprit si vraiment chrétien et si dévoué à la science, toujours occupé à réconcilier les deux mondes de la foi et de la raison, et qui fut dévoré par cette lutte intérieure ; il y avait Steffens, qui revenait au contraire de la spéculation à la simplicité de la foi. C’était une ardente et studieuse assemblée où se débattaient les plus grands intérêts de l’intelligence ; et la Prusse, qui protégeait ce vigoureux développement, semblait de plus en plus marcher à la suprématie de l’Allemagne. Elle avait noblement compté sur la libre pensée, et l’esprit allemand, dans sa reconnaissance, lui donnait la couronne et l’empire.

La mort de Hegel, arrivée en 1831, changea promptement la situation des choses, et tout ce qui se passe aujourd’hui en Prusse, ces directions diverses et hostiles qui se sont établies dans la pensée publique, ces mouvemens en sens contraires, chez les uns ce retour à une orthodoxie craintive, chez les autres ce passage violent à une théologie insensée, tout cela date de cette époque. Tant que le maître avait gouverné lui-même sa doctrine, il l’avait maintenue dans les limites qui lui convenaient, il avait donné à ses obscures formules le sens qu’il avait choisi. Hegel était-il parfaitement convaincu de ce qu’il annonçait avec orgueil ? Croyait-il bien, comme l’espérait Frédéric-Guillaume III, qu’il avait réconcilié la philosophie et la religion, et que le christianisme était tout à la fois le fond et le résultat de ses spéculations métaphysiques ? Ou bien, faudrait-il voir dans ces promesses une grande habileté, dans l’obscurité de son langage une précaution habile ? Aurait-il mérité, enfin, d’attirer sur lui cette juste et terrible pensée de Vauvenargues : « La clarté est la bonne foi des philosophes ? » Je ne veux point proposer cette question, je veux croire que ce grand Hegel s’est fait illusion à lui-même, et qu’il a cru sincèrement à son œuvre ; mais, après sa mort, quand ses disciples voulurent continuer sa pensée, ils l’expliquèrent d’abord chacun selon ses vues propres, ils reconnurent que sous les mêmes mots chacun avait trouvé le sens qui convenait le mieux aux penchans de