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Formé et cultivé dans les salons, épuré par le libre jeu des conversations élégantes, l’esprit français à la fin est demeuré le maître ; il a tenu le sceptre. C’est par là que la société polie s’est trouvée chez nous dépositaire d’une sorte de souveraineté traditionnelle, la souveraineté du bon goût : royauté aimable, empire intelligent, que les âges avaient légitimés, et que la société polie elle-même ne faisait que consacrer davantage par ses propres respects, par son attentive assiduité envers les lettres. Cette suzeraineté, je dis mal, cette alliance, cette solidarité du monde et des lettres, furent utiles à tous deux : tous deux en retinrent quelque chose, tous deux y puisèrent un aiguillon ou un correctif. Il en est résulté des devoirs réciproques, de mutuelles convenances auxquelles, dans toutes les époques, les gens bien appris n’ont pas manqué d’être fidèles. Aussi l’indiscrétion n’est acceptable que lorsqu’elle est posthume : alors, il est vrai, elle paraît charmante ; on va jusqu’à se plaire aux médisances de Guy Patin, on se surprend même à sourire aux scandaleuses révélations de Tallemant. Mais vous figurez-vous Mme de Sévigné imprimant une à une ses lettres, à la suite de la méchante Gazette de Loret ? Vous figurez-vous M. de Saint-Simon communiquant au Mercure les chapitres mutilés de ses mémoires ? Une maîtresse irritée ne trouvait pas de meilleure vengeance, dans ce temps-là, que de publier les indiscrétions manuscrites de son amant ; votre fortune était perdue du coup : on sait l’anecdote de Bussy. Aujourd’hui, cette ressource n’est pas laissée à la jalousie : l’auteur lui-même se hâte de livrer tout cela, page à page, et selon que court sa plume, au vorace feuilleton du premier journal venu. Alors, pour peindre son propre temps, il fallait s’appeler Molière ou La Bruyère : maintenant, on n’y met pas tant de façon, et, comme l’observation voudrait de l’étude, comme l’art voudrait un génie patient, chacun va au plus prompt, au plus facile. Et pourquoi, en effet, se priver de l’allusion, pourquoi s’interdire les personnalités et les petites vengeances ? Vous remplacez par là les tableaux de mœurs et de caractères. Aussi les lecteurs ne manquent pas : si leur esprit trouve là mince pâture, leur curiosité au moins est piquée. De là un certain succès. Dans ce succès, le scandale a bonne part, mais qu’importe ? Il y a du retentissement, il se fait du bruit ; c’est assez, l’amour-propre aussitôt prend le change. On jouit du triomphe d’un jour, on l’escompte, et enfin on s’affuble de notoriété en croyant que c’est de la gloire.

Nulle part assurément le monde n’est mieux apprécié, avec plus de vérité, de détachement, de malice, que dans le monde même. La